LE DON SOCIAL

 Lorsque je vois entrer ce groupe de médecins avec leur visage soucieux sortant du col de leur tablier blanc, je sens le lit se dérober sous mon corps qui se rend insensible à mes draps. La surprise doit autant se lire dans mes yeux, quand je vois l'une de mes jambes se mettre en lévitation, puis le bras collatéral suivre le mouvement. Je comprends que ce réciproque malaise est la conséquence de mon hémiplégie. Je réussis encore à saisir de ma main valide le rebord métallique du lit, puis elle perd également le sens du toucher au bout de ses doigts. Mon corps entier monte alors tranquillement. Seul mon regard a un ultime réflexe conscient au-delà de ces fronts instruits qui me croient toujours couché.

Autrement dit, les médecins mis devant le fait ne voient rien. A vrai dire, personne sur la Terre ne voit quelque chose d'anormal. Il me faut, maintenant, montrer pourquoi.

Je regarde mon lit et moi toujours allongé dedans, anxieux, la bouche entrouverte, mais sans un mot et de haut. Même de plus en plus éloigné de mon corps. Pas étonnant que l'hôpital veuille garder tous ses lits, malgré le décompte des vivants qui, comme moi, se dédoubleront tous mourant un jour ou l'autre. Il est visiblement barbare de vouloir nous inhumer dans une fosse commune, d'économiser sur des couches réservées aux âmes.

On a bien essayé de combler le déficit de la Sécurité sociale avec du profit marginal, par transfusion de sang, mais l'opération a été viciée dès le départ, chargée de virus contagieux. Offrir un sang pur, bénévolement, mélangé avec du sang impur coûteux, et non chauffé par économie de chaleur : c'était à la fois obturer et refroidir des artères. Une telle entreprise ne ménage pas davantage les veines, et pas plus que la dégradation du travail n'évite l'infarctus du capital.

Heureusement subsistent les serments d'Hippocrate pour soigner sans rentabilité. Lesquels recommandent bien et depuis toujours de guérir sans s'occuper de la dépense. Pour eux le besoin de médicament peut même se prescrire sans ordonnance. Par la grâce d'un pansement, par exemple. Mais pourquoi pas de la main adroite du chirurgien, à la lumière de l'écran de contrôle cardiaque, dans le tunnel du scanner et de l'IRM, sous diverses prothèses et analyses, à l'aide de toute la pharmacie de synthèse ? pour ne citer que des techniques médicales qui rallongent la vie, et non celles qui raccourcissent la mort.

Il reste encore la façon de mesurer la tension artérielle avec une poire, celle d'apaiser toute tension nerveuse avec un sourire, ou de compter sur un bout de papier ou sur une calculette une dépense d'argent par des signes de croix.

Mais peut-être que la guérison des malades est devenue de trop ? Si cela ne faisait plus un devenir, à quoi servirait tout droit ?

En retardant la mort, en augmentant la qualité et la quantité des soins, en dépit des ressources financières diminuées ou malgré leur dilapidation, l'on découvre bel et bien une sorte de mouvement perpétuel. Car aucun prestateur de la Sécurité sociale n'est encore tombé dans le prétendu trou financier qui va en s'approfondissant; et s'il s'agit d'un piège, pourquoi seuls les salariés devraient-ils y tomber ?

Ne reste-t-il pas l'esprit de service public pourvu du don social d'envol par solidarité, à la manière d'une manne d'éphémères émergeant à la surface d'un courant mutualiste, depuis des profondeurs socialistes ? Les truites s'en gavent bien, des pêcheurs y prennent toujours plaisir, pourquoi les salariés devraient-ils y renoncer ?

Je sens que mon être entier quitte maintenant mon lit, et il monte, émerge à flots d'onde comme l'éphémère du soir, vers un rassemblement d'âmes en transit. La lumière, le ciel, le rêve, leur restent librement ouverts, tel un cimetière à ceux et celles qui prennent à charge un héritage, ou à celles et ceux qui gardent seulement un souvenir. Pour tous, la lutte pour la vie continue, ou reprend, pas facile.

Car je m'aperçois que des âmes mortes portent encore le masque acquis de leur vivant, s'élèvent en restant branchées à des tubes, sous respiration artificielle, comme si elles n'avaient jamais connu de souffle naturel. C'est que tous les habitants sur la Terre vivent depuis longtemps en apnée, portent une bouteille d'oxygène avec eux, semblable à une carte de crédit, un chèque, un porte-monnaie serré contre le poumon ou le coeur.

Il existe pourtant une épaisse couche d'atmosphère qui se trouve accumulée partout sous pression. Le capital a même été produit en si grande abondance qu'il prend, à coup de vent, la place du travail.

Il y a bien, de temps en temps, et par-ci par-là un cri pulmonaire, poussé par un petit enfant à la naissance, pendant qu'à l'autre bout de la vie un masque ne tient plus sur un visage flétri. Il tombe alors après long, riche ou pauvre usage.

Souvent cette condition des hommes m'apparaît tellement absurde que j'ose penser : en créant la nature sur Terre, avec son invisible atmosphère, Dieu n'eut de soucis que pour des feuilles vertes d'arbres et des branches rouges de poumons. Il oublia d'y faire pousser de l'argent en monnaie et en billets, persistant ou caduc, reproductible à volonté.

Hommes, vous qui commencez par votre science à copier la divine création, et même à la dépasser, ne pensez-vous pas que l'oeuvre profane de la Sécurité sociale devrait légitimement se développer aussi et inspirer le monde à ne plus engendrer de capital par un marché chrématistique ? Ne faut-il pas soutenir la volonté d'en finir avec la production de richesse vénale par profit tiré de la force de travail ?

Pouvoir vivre avec un déficit, n'est-il pas déjà miraculeux ? D'autant qu'il ne suffit plus de secouer l'arbre providentiel du travail pour faire tomber l'argent qui l'égalise, puisque même la langue de bois commence par...claquer. Dieu nous a laissé le choix de la plantation de l'arbre propice, celui aux écus ou celui aux aiguilles. Mais il a oublié de nous éviter la concurrence avec les clous, la compétition entre planches, la confection de croix.

Je laisse à distance maintenant les ondes qui suppportent ma montée paralytique au ciel, ma main dans celle de Marie qui me guide vers la salle de bénédiction. Quelqu'un de haut placé veut aussitôt enlever mon lit, avec une absolution. Mais arrêtez-le !...

Car moi, le "petit monsieur", comme m'appelle Marie affectueusement, je me veux plutôt rajeunir et laisser tomber la pompe à sous qui masque mon propre visage. Et cela se réalise : j'entends un cri nouveau et plus fort que jamais sortir de ma poitrine, je vois ma main paralysée se mettre à écrire, je suis surpris de pouvoir abandonner la chaise roulante et de marcher, j'ai envie de tendre généreusement mon bras à l'espoir.

J'ai même la nette sensation de subir une métamorphose, semblable aux éphémères dans le ventre des eaux. Ma main devient de plus en plus petite dans celle de Marie. En fait, je me sens retourner en enfance, portant des cheveux frisés, comme il en fut il y a plus d'un demi-siècle déjà. Je me reflète distinctement, maintenant, sous un cercueil de verre. Marie s'est éclipsée en m'y posant délicatement. J'aimerais savoir pourquoi ceci m'arrive de la sorte en un espace qui paraît stérilisé et en un temps qui semble passé.

Le ciel garde sans doute ses mystères que la Terre n'a point découverts encore, me dis-je. Ce n'est pour moi, revenu en enfance, pas encore la dernière révélation de cette journée. Je remarque avoir conservé tous mes moyens adultes de penser, toutes mes connaissances acquises, avec tant d'expériences vécues. Se retrouver rajeuni, à un âge révolu, n'est-il pas, en effet, un étrange retour en arrière ? Je ne fais que penser cet événement, pour ne pas réveiller les morts, ou l'écoute indiscrète de leurs âmes. Mon esprit appelle ainsi Marie d'un simple souhait, qui m'a finalement délaissé aussi de sa voix pourtant si douce. Alors des larmes surprennent mes joues. La découverte de ma situation me ramène au sentimentalisme des mammifères, au besoin de protection d'une mère. Oh ! Marie...

Je sais bien que l'atmosphère sur la Terre est devenue irrespirable, que même l'eau de pluie est rendue imbuvable, que toutes les forêts périssent, que les hommes n'arrêtent point de surproduire des produits pour pouvoir suraccumuler de l'argent, que les mères ne s'empêchent pas de surgénérer des maisons pleines d'enfants voués au chômage, que la drogue et la prostitution sévissent, que la mendicité financière est devenue une institution.

Et je me demande comment ces choses s'évitent ici, pour les âmes qui sont au ciel. N'y en a-t-il pas de trop qui vivent pareillement d'un surplus de générations de morts ? J'ai la surprise de pouvoir communiquer au moins avec ces défunts. Cette ultime révélation m'arrive comme d'une autre génération de vivants, et depuis une Terre toute différente, aux vertus matriarcales. Je le ressens sur ma peau, tel le souvenir d'une caresse. Mais voici quelques âmes qui m'interpellent en leur passage :

Tu vas renaître, Marcel ! Ici l'on n'a pas à gagner sa vie. Elle est bien trop précieuse pour risquer de la perdre en mettant en jeu le travail. Ici chaque enfant a droit à un capital d'argent dès le berceau...(voir à ce sujet "Argent comme Air").Il doit seulement le mériter pour pouvoir le toucher, à mesure qu'il devient un homme éduqué, instruit. La société entière veille à la juste rétribution du travail de chacun, éliminant toute possibilité de corruption. Chaque être humain a également le droit du choix fait pour sa vie dans le devoir de respecter le choix fait par toute autre vie, animale comprise. Sous réserve que l'homme, tel que l'animal, n'exploite personne de sa propre espèce.

Il me reste un doute sur la provenance de ce capital monétaire. Alors je me pose sans tarder cette question :

Sur Terre, il faut produire l'argent par de la plus-value prise sur la valeur marchande du travail intégrée dans le prix de son produit, et/ou le reproduire par le commerce spéculatif (rentabilité, actionnariat, usure, intérêts, etc.)en terme plus général de profit, avant de le réinvestir dans l'économie, et pour pouvoir redonner du travail...Un cycle aberrant !

Et voilà que le bref passage des âmes s'éloigne également de ma couche. Je les entends partir, tel un train qui me dépasse d'un sifflement variable, devenant très grave :

L'argent peut être institué volontairement en une infinité de chiffres binaires, ni plus ni moins que sous forme de zéros et de uns alignés différentiellement. en terme de capital purement numérique, et gardé au secret électronique sur ordinateur, Et ceci sans effort, en autant de nombres que nécessaire, que besoin. L'essentiel n'est-il pas dans la répartition nominale, le partage équitable, de cette richesse abstraite d'argent, après le travail fourni pour créer la véritable richesse, biens et/ou services concrets ?

La démocratie exercée par tous les citoyens permet tout naturellement la supervision des échanges opérés avec cet argent restant propre.Une si grande cause providentielle sera d'ailleurs uniquement confiée à la Sécurité sociale....

Je n'entends plus rien autour de moi. C'est probablement la fin.

Ma vie a dès lors repris un second départ, avec une nouvelle génération, inspirée par cet avenir.

Marcel Wittmann

 

En remerciement au personnel soignant,

Hôpital de Wissembourg,
Hôpital de Strasbourg Hautepierre,
Centre médical MGEN des Trois-Epis,

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