E P I L O G U E

 Au passé

La planète Mars fut probablement peuplée autrefois d'une civilisation marchande, comme aujourd'hui sur Terre. L'industrie agro-alimentaire obligea les agriculteurs à employer des amendements et des pesticides accrus pour leurs cultures, entre autres dégradantes mesures politiques prises par la civilisation non avertie. Alors le cours des prix de leurs récoltes s'en alla, sur la fin, avec les arrosages en polluant les réserves d'eau. Partout la productivité concrète dégrada une rentabilité abstraite. La surproduction s'avéra d'autant plus nécessaire que les valeurs marchandes rapportèrent de moins en moins par heure de travail. Toute l'industrie de la petite planète en arriva au même point : produire pour vendre toujours davantage et polluer sans relâche possible. Il fut donc manifestement impossible aux Martiens de rendre réversible ce cycle entropique. Car ils crurent, de bonne foi, devoir entretenir l'accumulation de capital monétaire, ne pouvoir s'en prendre qu'aux effets et jamais à leur cause.

Alors, inévitablement, l'air et l'eau sur Mars se modifièrent et finalement disparurent. Ces éléments vitaux se chargèrent d'abord d'un excès de gaz carbonique puis, toute l'atmosphère se transforma en azote et les mers en nitrite salin. Ne subsistèrent, en fin de compte, que des vallées d'anciens fleuves, des eaux croupissantes et sulfureuses, enfouies sous des glaces recouvertes de sables ferrugineux. Certains de là-bas trouvèrent refuge ici-bas. Et, malgré leur science, leur technologie, d’atomique en astronautique, leur génie génétique, leurs projets biologiques, dont le croisement d’un des leurs avec une femelle d'espèce primate sur la Terre, les Martiens devancèrent la fin des Terriens.

L'homme naquit de ce greffon...Il porte donc en son génome un précédant. Nous portons tous en nous cet étrange héritage. Tous sommes des fils de Mars, mariés aux filles de la Terre. L’homme ne devint pas un guerrier du capital par hasard.

Tardivement l'un d'eux revint, descendit du ciel, essayant d'assagir ces Chrématos, de les réunir frères, faisant pour cela des miracles, et finit par faire le sacrifice de sa vie ...On ne retrouva pas son corps. Et pour cause ...

Ce dernier des Justes était resté anonymement parmi nous, avec les hommes de la Terre, depuis ce jour, ressuscitant en certains, ici et là, tout le temps.

 

Au présent

Aujourd’hui, sur la planète Terre, le capital est en train de remplacer le travail. Ce qui n’étonne personne. Et pour cause...Le développement mondial d’un marché chrématistique réalise la phagocytose des emplois, de l’intelligence comme de la main-d’oeuvre.

Il ne semble vraiment plus possible sur notre vieille Terre d’avoir des biens en des mains propres, d’apporter des services pour rendre des gens simplement heureux, de mettre en oeuvre des idées neuves, sans devoir salir ces mains pour de l’argent, sans garder en bas du travail miséreux, sans entretenir en haut le mercantilisme.L’essentiel pour l’homme, ce Chrématos, ne serait-il donc que d’éprouver le désir de générer de l’argent tout en produisant, seulement en marge, des produits et des services ?

A présent le produit peut même être vidé de sa substance, le travail, pour que le capital puisse mieux prendre sa place. Le produit fait marchandise n’a, en fait, point besoin du travail, peut en tout cas en contenir de moins en moins; mais il ne peut se passer de l’argent. Effectivement, en réalité, le passage du travail en produit est un processus de transformation, la négation du travail. Mais sous logique capitaliste le travail ne se transforme pas : il se dépouille.

L’opération a commencé et se répète depuis que la valeur du travail abstrait, différencié, commun, escamote la valeur du travail concret, personnel, individuel, qu’incarne le produit. On ne devrait pas admettre que du travail vivant se conserve comme travail mort, en terme d’argent. Mais voilà bien le genre d’exécution que l’on exige de tout le monde, partout, et en tout. Le capital exécute le travail, dans tous les sens du terme, pour se produire. Autant le laisser se reproduire, par lui-même, sans travail. Gagner sa vie en dormant est déjà un fait : le revenu est directement proportionnel à la grosseur du paquet de capital placé sous l'oreiller, et sans rêver. En rêver est déjà signe d’injustice. Rendre justice aux salariés serait de leur accorder ce dont ils rêvent, en se réveillant riches - avisés, lucides, débarrassés de ce rêve. Riches ... d’esprit ! Hélas ...La fabrication artificielle de l’argent l’accumule tout en dégradant sa valeur par réduction constante de la quantité de travail nécessaire. A la limite le travail n’est, en effet, nullement nécessaire pour cette réalisation. Le capital peut se passer du travail, et c’est ce qui advient, ce que signale le chômage. Mais c’est aussi ce que l’on ne comprend pas, parce que le problème est mal posé, vu de l’intérieur, non distancié, et concernant l’argent de chacun.

On ne devrait pas devoir payer du travail en achetant du produit mais simplement le produit si la valeur du travail était libérée du produit, si la valeur du produit reposait sur ce qui caractérise réellement le produit, à savoir sa qualité concrète interne, son utilité externe, et non plus la quantité abstraite de travail arbitrairement introduite, si, en définitive, le travail et le produit étaient bien séparés, si l’on voulait bien s’attacher à cette reconfiguration. Mais si l’on pouvait - peut - refaire le monde économique avec des “si”! Cette démarche “utopique” apparaît d'ailleurs inévitable, indispensable, logique.

Il n’est point surprenant pour le vent de devoir souffler sur la soupe atmosphérique chauffée et polluée par l’industrie thermodynamique qui a envahi le pourtour de la Terre. L’accumulation du capital, lui s’essouffle, au contraire, avec le refroidissement de la valeur (image de son entropie). A la limite un tel système économique n’emploiera que de l’argent recyclé, du capital réchauffé, lorsque des robots remplaceront pour l’essentiel la force physiologique et intellectuelle de travail ou/et quand les consommateurs seront blasés d’imbécile publicité, puis saturés de produits superflus.

Et c’est alors seulement que l’on pourra voir s’ouvrir le passage d’une valeur sans principe à une valeur idéale, et voir venir le besoin d’abolir le salariat en même temps que le profit. Espoir d’un lendemain... pensant.

Il faudrait se tenir la tête entre les mains pour penser, en effet, aux problèmes à venir, tout à fait nouveaux. L’on peut, l’on doit, il faut s’y mettre sans tarder, dès maintenant : penser ! Sinon, oui après ..., il sera trop tard.

Hélas, citoyen égaré, monsieur Homais, pas un mot de la noble devise : Liberté - Egalité - Fraternité “ ne peut être appliqué dans ta vie quotidienne. Ces belles lettres restent une promesse bourgeoise depuis deux siècles.

La liberté sociale dépend de la liberté individuelle qui dépend de l’égalité commune laquelle dépend à son tour de la fraternité de pensée. Or le mensonge est existentiellement et manifestement obligé quand le citoyen est sous tutelle d’Etat, exploitation économique, démocratie de marché.

Le citoyen contribue à l’entretien de cet Etat par son travail et l’argent qu’il gagne et duquel il cède un impôt direct. Il lui cède ensuite, lors de toute consommation, encore une part importante de ses revenus, sous forme de taxe. Il laisse finalement à l’Etat toujours une part du capital qui lui reste en acquis foncier, mobilier et immobilier, lors de succession, héritage, à sa mort, etc. Chacun et tous le savent et personne ne fait rien contre, et pour cause, et pourquoi ?

Par l’égalité qui ne reste que but espéré quand l’inégalité existe en fait. Cette inégalité se situe partout, et d’abord par la réalité de classe. Il y a des riches et des pauvres, et les uns continuent à rester tels grâce à l’exploitation économique des autres. La majorité salariée est au service d’une minorité privilégiée, au travail, par la manière de vivre, dans le niveau différent de vie, partout, jusqu’en la façon de voter qui aliène (rend autre) le peuple soumis à un mode d’instruction et d’expression faussement démocratique.

Le système de démocratie est à l’image de l’économie de marché, fonctionne comme elle, sur la base de règles faites lois, conventions, institutions, fondées de droits de nantis au centre d’une masse de soumis. Le devoir de ces derniers n’est point au niveau du droit dont disposent ces premiers. Et c’est la notion de liberté qui est impliquée dans cette injustice fondamentale : la liberté du salarié s’arrête en fait là où commence celle de son employeur, ou reste relativement égale au pouvoir matériel et réel de mieux vivre des uns par rapport aux autres. Le privilège réside d’abord dans les moyens, ensuite dans la fonction, et à la fin seulement dans l’instruction. Au bout du compte un droit rejoint l’autre, ils s’ajoutent : moyen + fonction + instruction ; tandis que les devoirs, eux, apparaissent se soustraire de ces droits : le devoir de rendre compte est inversement proportionnel à l’avoir fiscal et la responsabilité est d’autant moins assumée que la fonction se situe haute, car la culpabilité ne saurait être imputée du fait de détenir un titre ou un diplôme. Dans ces conditions, l’on voit où se situe l’égalité : dans la liberté de faire et d’user des plus aisés. Sous protection d’Etat, avec l’assurance de bien vivre, garantie. Le peuple n’y voit que du bleu quand les institutions et les moyens techniques sont là pour lui faire croire à la véracité, à la légitimité, à la représentation, de ces beaux mots de liberté, d'égalité, de fraternité.

La fraternité est mère de la solidarité; comme la mer fait le ventre des eaux douces.Et cette solidarité coule de la pensée.

Seule la fraternité est un problème de la pensée, avec la notion de liberté, tout comme la notion de raison et d’amour, parce qu’indéfinissables d’elles-mêmes. On est frère ou faux-frère selon l’égalité ou l’inégalité dans laquelle l’on demeure, qui caractérise nos biens, notre état d’existence sociale, notre condition de vie, notre conscience, notre volonté. La liberté est encore un appendice de cet état de vécu, en temps réel. Tandis que la fraternité semble être objet d’un temps irréel, d’un devenir, un pur sujet de la pensée. Il faut donc qu’il y ait pensée pour que la fraternité puisse se manifester.

Or la décadence d’une civilisation, lorsqu’elle arrive à bout, touche la pensée. Celle-ci disparaît ou s'avilit, se fétichise. L’argent fait alors objet d’envie se généralisant. Le jeu, la compétition, le sexe, la drogue, le luxe, la vénalité s’affichent, le plaisir remplace la joie, l’ambition se satisfait d’un pouvoir, la vue se contente d’un écran sans horizon.

Car il n’y a point de pensée sans imagination, sans invention, hors création, sans recherche, sans besoin de neuf... Un cerveau sans pensée est conservateur et un conservateur ne pense plus. Il est apte à savoir sans penser, à la façon d’un ordinateur qui arrive en substitut de la pensée, supermarchandise d’échange sans conscience.

A moins que la pensée, par défi, comprenne combien cette machine mnémonique apparaît interface extraordinaire, pour internautes avisés du bien fondé de l’audace de leur pensée, de leur raison nécessaire, de leur fraternité espérée, par écrans interposés, communication universelle intégrée, devenir libéré.

Au futur

Les pauvres envieront malheureusement encore longtemps les riches, les uns après les autres mus par le même sifflet. Prenant ce train laborieux du capital, la locomotive laissera accrocher tous les wagons de troisième classe. Ce train partira de Saint-Pétersbourg dans la brume, pour arriver à Léningrad ensoleillée. La distance sera bien courte et il roulera trop vite.

La scène se jouera ainsi, en vérité :

Premier acte : Marx analysera le système capitaliste, réalisera une thèse remarquable. Mais il sautera un fossé, celui de la chrématistique aristotélicienne. Faute initiale des erreurs ultérieures : le socialisme étatique.

Deuxième acte : Lénine étudiera Marx. Il ne projettera pas de synthèse. Il ne déposera pas de brevet d’invention du communisme, en Suisse où il logera relativement. Il croisera pourtant Einstein ... Mais celui-ci ne sera pas même, encore devenu le fonctionnaire de l’Office fédéral des brevets.

Troisième acte : Einstein, ce contemporain, aurait-il toutefois songé à confier à Lénine que tout spectre astral vire au rouge en s’éloignant, sous effet Doppler ? Lénine, en tout cas rendu impatient, prendra le premier train partant griller tous les feux rouges de l’histoire.

Quatrième acte : La Révolution d’octobre donnera le pouvoir aux soviets. Ces communistes disposeront uniquement de la critique exhaustive du capitalisme. Ils n’auront acquis qu’une vague idée pour faire la négation du capitalisme, faute de conception pour affirmer du communisme. Ils construiront donc une sorte de cité-dortoir pour le repos du travail, où l’on couchera à côté d’une sociale-démocratie ne songeant qu’à des réformes - en attendant de prendre le pouvoir. Le capital se mettra à respirer d’aise.

Cinquième acte : Staline élargira la cité en Union des républiques socialistes, éliminera les ronfleurs, administrera des somnifères à tous les peuples de l’Est et des tranquillisants aux communistes de l’Ouest. Il se dotera d’un plan de gestion de haut en bas, à la façon dictatoriale de parti et d’Etat mais centralisé depuis le bas. Tous ses successeurs feront des cauchemars, auront des crises de “foi”. Mais à la base, les communistes du monde entier suivront ce plan à la règle et à l’équerre. Le capital en aura le souffle coupé.

Sixième acte : Un stalinien se réveillera au bout d’un demi-siècle de rêves, au cours desquels des extra-terrestres lui auront rendu visite. Gorbatchef, au petit matin, se rendra compte de n’avoir pas du tout rêvé. Pour rattraper les Américains, il aura préparé les peuples de l’Union des républiques socialistes à les suivre, vers la constellation des républiques de marché. Le capital retrouvera son souffle.

Septième acte : Ce dernier voyage deviendra plus difficile que prévu par la CIA et les agences de “téléintox”. D’autant que les savants de l’économie politique, les révolutionnaires au grand coeur sans esprit, les partis communistes, ne disposeront toujours d’aucun projet commun élaboré par la raison. Et enterrée l’Internationale communiste, depuis longtemps ! Ils ne défendront nullement ce qu’ils auront espéré pendant plusieurs décennies d’activisme, lâcheront l’Urss, renieront même les bons acquis (l’aide de l’Urss aux pays du tiers-monde, le plein emploi, la gratuité de services publics, etc.), trahiront même leur juste cause internationale, laisseront tomber marteaux et faucilles, se comporteront en modernes judas ...

Huitième acte : L’essentiel passera en second plan. Le capital s’éteindra finalement tout seul, d’une overdose, suite à une hémorragie du travail, par entropie de la valeur.

Neuvième acte : L’on cherchera désespérément, précipitamment, par quoi remplacer l’économie capitaliste et sa démocratie de marché.

Dixième acte : L’on entrera en lendemain en découvrant l’utilité des “mandats de raison”.

 

Marcel Wittmann - 1 9 9 4 - 1 9 9 8

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