Ceux des champs Aspérules des bois et muguets hâtifs finissent leurs amours sous les grands hêtres qui s'habillent de feuillages. La sève monte aux tiges d'herbiers en primeur, couvrant au loin prés jaunâtres d'hiver et champs sales à bord de chemin. Le temps est passé au feu vert. De petites bêtes sortent de leurs caches profondes, le magasin du printemps s'ouvre. Vite, vite, tous ceux qui trottent, toutes celles qui volent, partent consommer, butiner les fleurs nouvelles disséminées. Jours encore courts. De la pluie irrigue les terres actives, elle arrose d'autres primevères enlacées, frivoles à leur tour. Mais le soleil revient, monte, monte de jour en jour. Et le feu vert dure. L'abeille part tôt, le papillon sort vers midi, déjà le bourdon rentre tard. Les mouches pondent, pondent vite, et serviront les hirondelles qui, du sud au nord, montent aussi, suivent le déroulement du tapis de verdure. Une coccinelle compte au bord d'un chemin, au pied desséché d'un pavot d'antan, sur la rentrée des pucerons qui, eux, attendent que s'épanouissent des laitues vernales. Quand s'éteignent ces frais feux verts, soufflés d'une brise océane, rebroussés et repeints d'un pinceau de rayons matinaux, le passage est fait. Déjà des pétales se détachent, partent en vacances, se font relever. Ce n'est guère le feu d'aurore qu'elles reflètent. Mais pointent les fleurs importées dans les jardins, autant de photographies de ce feu orange, oeillets d'Inde, pavots de Californie. S'allume enfin le feu rouge coquelicot, le pavot de France, à la croisée des chemins, sur les talus d'autoroute, à la garde des champs de blé. C'est l'été. Tous freinent toujours devant lui, ou le grillent avec la permission d'un feu bleu, pour aller manger en plaine fertile, boire du vin en vallée, digérer à l'ombre d'un buisson chanteur. Penchée sur la carte du paysage déployé, une chenille fait un choix long de sécheresse; à l'autre bout, un escargot se cherche le tracé le plus court, un matin arrosé. Alors une pluie d'orage circule, le feu vert des horizons reluit sous un arc-en-ciel. Hier au soir, fuyant le travail, une auto pressée a écrasé un hérisson attardé. Tous partent dans la lumière de juillet, papillons de nuit vers des luminaires. L'homme leur prolonge encore les jours, qui déjà diminuent, et les nuits deviennent pièges. Le feu vert continue pourtant, d'un vert d'août ternissant, épuisant sa chlorophylle. Et voici des arbres dont les feuilles ne transpirent plus, clignotent dans la nuit qui tombe. Feux de la Saint Jean, aussi attardés que le hérisson parti un matin, sur fond de rousseur vespérale. Stop aux pics, aux poils, aux plumes, aux mille pattes. Des ailes se replient, des toiles s'approvisionnent en moucherons. Tout rentre, peu à peu, jusqu'à la tondeuse.Puis le trafic ordonné par la vie s'arrête à des feux de rêve, blancs. Le velu bourdon attendra bien sage, longuement, à l'abri d'une racine de trèfle, le retour des bourgeons, l'éclatement des feux de floraison. Qui dérange la circulation animale si bien régulée par les plantes ? A qui la faute de ces accidents ? Lampes et pare-brise tachés d'insectes; abeilles affaiblies par le traitement chimique des plantes à fleurs, en proie à la varroase; couvées avortées à cause des larves intoxiquées par des pesticides foliaires, après qu'oiseaux les aient mangées; grenouilles et crapauds empêchés de retrouver leurs mares barrées ou asséchées; migrateurs tirés ou pêchés ou empêchés de remonter aux sources de leur reproduction; rongeurs assoiffés et buvant au ruisseau pollué, mourant dans la puanteur pour n'être appréciés que par des asticots ou des aérobies panachés d'anaérobies, faute de vautours; renard enragé cherchant un prédateur qui le soulagera en vain, à l'occasion l'homme; petites bêtes innombrables fumées toutes vivantes dans les forêts incendiées ; oiseaux piégés sur des isolateurs électriques ou tombés en des abris artificiels glissants, mortuaires; etc... L'homme a entravé le libre déplacement dans la nature, au bénéfice du sien - qui commence d'ailleurs à prendre eau, vent, feu, aussi, enfin. Il a placardé ses ordres technocratiques au-devant des regards craintifs de la vie des autres; il a barré le passage aux créatures concurrentes, sinon les a refoulées ou les a massacrées au nom de sa loi. Régule-t-il pour autant sa circulation ? Ceux des villes Suivez ma voiture, jusqu'au carrefour central. Laissez-vous dire ce que voient les feux tricolores, jour et nuit, à longueur d'années. - A longueur d'années ? Depuis le déplacement du Christ hors de sa tombe, oui ! s'allume le feu vert. Qu'est-ce qu'il raconte ? Il n'était pas même conçu dans l'esprit des hommes. Le feu orange s'interpose : Le feu rouge stoppe ces travers de langage. Moi, je tiens en main un bouquet de fleurs sauvages, cueillies par Marie dans les prés. Je les offre aux feux de signalisation. La police offre bien des papillons. Les feux des villes, ça les allume autrement, et ils envient ceux de la campagne. Comme ces autres feux ronds qui luisent, goguenards, derrière des pare-brise. L'oeil du soleil regarde la scène, perplexe, entre deux nuages. Coups d'accélérateur pour saluer l'orange. Et ça repart au vert. Nous sommes vendredi soir, tous le savent aujourd'hui, même en roulant dans la grisaille, sous une averse. L'on a joué au jeu de la productique à longueur de semaine ; ça suffit. Chacun souffre de la compétitivité ludique d'un marché qui n'arrête point de se prendre au sérieux. On doit gagner sa vie ou espérer tirer son bon lot, demain. L'évasion recommence chaque samedi; l'alternative revient tous les lundis matin; seule la révolution ne connaît plus de retour, elle manque chaque rendez-vous. - Alternative ?... Les saisons alternent, oui, comme nous autres feux de croisement qui avons des gueules d'alternative par excellence. Mais chez vous cet euphémisme se répète à contresens, pour désigner ce qui...revient au même. La logique du feu rouge revenu me surprend. Il verse
des gouttes de pluie. Le soleil reviendra bien aussi. Et revoici
le feu vert : Depuis mon arrêt, ce que j'entends me dépasse. Verraient-ils dans un rétroviseur de l'histoire, suivraient-ils les Croisés, auraient-ils retrouvé les Invasions, la halte des Barbares, ou le passage interdit de la ligne Maginot ? Et si c'étaient des envahisseurs, des extra-terrestres, tous ces brillants réflecteurs venant vers soi d'un culot qui semble éclairer l'obscurité des hommes ? Que vont-ils encore me sortir ? - Ne rentre pas ! Attends un peu...- m'interpelle le préposé orange, entre le vert et le rouge, d'une voix métallique. J'hésite entre des feux digitaux et l'écriture linéaire. - Dis-leur clairement, à tes lecteurs, que je suis un clavier, me tape l'indiscrète machine. Voilà qui est fait. La tête me tourne. Je m'appuie contre le pilier
qui supporte les feux. Pendant que ça démarre,
roule, puis freine, redémarre, reroule, refreine; milliers
de véhicules croisant leurs directions en les prenant
d'assaut, pressés. C'est à la façon d'un
long train aux tampons incompressibles, aux accroches invisibles,
emportant des voyageurs attachés à des ceintures
de rues irréversibles et par des horaires impossibles,
qui obéissent à des règlements ne faisant
qu'ajouter et jamais retrancher. Combien tournent en rond, comme
moi, dans la ville inconnue ? Et ça dégage, ça
fume au derrière de toutes les roues arrière. Une
ripopée d'un mauvais gaz tapisse l'air du trottoir. Ces
molécules doivent même se glisser dans la circulation
sanguine, bloquer les artères de ma mémoire. Le feu rouge revient : - Quel calendrier ? - Moi, je vois tout ce qui hésite. Entre ce qui existe et ce qu'il faudrait, clignote le feu orange. Le feu vert revient : Enfin, où veulent-ils me conduire, sur quelle route, vers quelle déviation du raisonnement de simple conducteur d'automobile ? Le feu vert s'attarde : Cela ne m'avance en rien, d'autant que je suis en panne. Je lanterne, j'ignore toujours ce que veulent me signaler les feux. Pas très catholique, leur dépannage. Je m'étonne même de mes propres termes : catholique, pourquoi donc ? Le feu est à l'orange : C'est bien ce que je fais. J'entends même des invectives d'autres conducteurs au volant, du genre : - Tu viens de la campagne en charrette ? - Provincial ! - Dégage la voie...- (! ?) - Oui toi ! J'apprécie le tutoiement des gens protégés d'un engin, privilégiés d'une propriété qui se déplace. Tous ces sédentaires qui profitent des charmes du nomadisme. Si je fais mine de sortir, rien que d'ouvrir la portière : vromm, vromm .... Pas d'excuses pour moi. Faut être franc. La vieille "dauphine" bleue d'occasion roule depuis des mois sans freins hydrauliques. Le frein à main me suffit. Je suis devenu un expert de son maniement. Aucun danger, heureusement. Que l'on repère ce défaut non plus, du moment que les feux de stop à l'arrière..., je les ai couplés par leurs fils avec le frein à main. Et comme pour les services de répression les signaux s'identifient à la cause, ils n'ont jamais pu savoir comment je (les) roulais...Oui, c'est ainsi que roula ma vie de démuni, en ce temps-là, assise à côté de la débrouille. Mais la particule de poussière n'épargne personne. Le véhicule qui cale par obstruction dans la carburation est un phénomène qui hante tout le monde, devant tous les feux, et qui n'arrive pas qu'aux autres, aux indigents, aux négligents, aux assurés, aux campagnards, ou aux femmes (Du moins, cela arrivait encore à l'époque du moteur de la "dauphine"). Le feu est au rouge : Le feu redevient vert : Il me vient à propos le souvenir d'un couloir d'hôpital plein de blessés, attendant leur tour le même jour et à la même heure de la semaine, un samedi tard, comme punis d'avoir pris la route dans la même intention que d'autres, comme s'ils s'étaient tous donné rendez-vous pour former un nombre de pénitents à ce moment précis et fatal, pour se trouver dans l'égale situation d'accidenté, en un lieu commun de grâce, appelés par le Seigneur. Le feu redevient orange : Je laisse alterner les feux tricolores jusqu'au plus
profond de la nuit, dans l'espoir que la couleur orange fera,
à elle seule, réfléchir à la vigilance,
à ma prévoyance. En entendant ceci, je pense au problème des
magasins qui devraient ouvrir le dimanche, mais qui ne le peuvent
parce qu'ils trouvent à leur porte une double opposition
de principe, celle de l'Eglise et celle des syndicats ouvriers...;
je pense aux citadins dont le souhait est que le dimanche tombe
un lundi et aux ruraux qui, eux, l'oublient carrément
depuis toujours; je pense aux vacances qui ne peuvent être
étalées, comme aux frais de chauffage injustement
répartis, vu que les habitants du Nord et de l'Est sont
défavorisés par rapport à ceux du Midi;
et je pense à présent - et pourquoi pas auparavant
? - à de nombreuses autres situations qui dépendent
directement ou médiatiquement du calendrier en vigueur.
La plupart des gens travaillent à longueur de jours ouvrables
et ils trouvent généralement des portes fermées
en leurs courts moments libres. Comment faire disparaître
ce désordre dans la répartition du temps de vivre
et de travailler ? - En ordonnant les activités selon l'écoulement du temps. Non en faisant que le temps s'écoule selon les activités car, alors, il éclabousse et perd des minutes, des heures, et parfois des mois. Comment te dire cela autrement ? Je m'aperçois de l'effort de réflexion
du feu orange, avec ses clins d'oeil complices. Il en arrive
à soupirer : - Mais cela ne dérange personne, car chacun se trouve une bonne raison qui est le repos ou l'évasion. Cela n'empêche pas la terre de tourner, le soleil de se coucher, puis le réveille-matin de refaire sursauter. Et la production et la consommation de reprendre de plus belle. On n'y peut rien. - Oh que si ! Ce sont là des rythmes déraisonnables, anti-économiques, désordonnés, et nullement ceux de citoyens libres. Vous ne disposez pas de votre temps ! - On voudrait bien !? - Faites en sorte que le temps s'utilise d'une manière aussi rationnelle que les instruments de sa mesure, que la conception des feux de signalisation pour les voitures qui s'y meuvent. - Vous n'êtes pas parfaits !... - Nous formons un espace logique installé en un temps illogique Des feux parfaits ne poussent que dans un environnement où tous les corps en mouvement sont parfaits. Tu ne les rencontres pas, ni les premiers ni les seconds, à ce croisement de routes. Va vérifier s'il y en a en campagne, au croisement des chemins ... - Mais j'en reviens !... (Voir au début). Il se fait tard. Le carrefour est de moins en moins
éclairé. Et le croisement des voitures diminue.
C'est l'heure de grande écoute à la "télé".
Le feu orange ne s'éteint plus, reste un conseiller sans
pouvoir mais qui ose dire : " A partir de demain, le choix du jour de détente sera de l'arbitrage de chacun; les heures d'entrée et de sortie du travail s'ordonneront graduellement, du matin au soir, se répartiront en genre et en nombre dans la ville; et plus personne ne se mettra en travers de l'heure d'autres personnes; les périodes de congés, de même, s'échelonneront. Et nous, les feux, nous verrons des gens enfin détendus, au loin les routes sûres, au près la circulation fluide. Révolus ces moments, toujours égaux et identiques, d'intense trafic, de voitures formant une queue de bouchonnements, d'énervements, d'accidents consécutifs. Finie la condition tragique apportée par un calendrier antique que l'on n'osait jamais dénoncer. " - Tu oublies les traditions : le dimanche jour du culte, du football, des réunions de famille, le repos hebdomadaire, les vacances d'été de la masse et celles d'hiver des pécunieux. - Et ta soeur... Si elle veut aller à l'office religieux, rien ne l'en empêche : ce n'est pas le dimanche qu'il faut faire disparaître mais ses contraintes. Les croyants ont le devoir de croire que le monde ne tourne plus autour de l'église dominicale. Ou bien les foules ne sont point protégées dans un stade, risquent d'être piétinées, si elles font tomber l'argent comme la manne du ciel le septième jour; ou bien... Faudrait savoir en quel temps vous vivez ! Ne croyez-vous pas qu'il faudrait fractionner les nombres impairs, les jours sabbatiques et tous les trente et un, même l'année jubilaire, en nombres pairs - comme les vingt-quatre heures et les années bissextiles, non ? Pour pouvoir étirer les files d'attente, remplir les heures creuses, franchir les ponts fériés. Non ! ? " Fin de réflexion... lumineuse. - Non : infrarouge. Qu'arrive-t-il ? Une censure de polarité ? Impossible : c'est du courant alternatif. Le feu orange reprend, clignote pour la droite, le centre, et la gauche, sans distinction. Nous sommes arrivés à la Toussaint... Et le feu nocturne de croisement, aussi, doucement s'éteint. Sa parole n'est plus que soupirs : - Jour des morts froids,
fête des morts chauds, en souvenir d'un mythe, à
la gloire d'anciens combattants ou de bataille gagnée
en crime de guerre, ou du travail...mort. Toi qui habites la
campagne, demande-le aux porcs, aux prés, aux oiseaux,
aux enfants, s'ils commémorent le lard fumé, le
foin, les coquilles d'oeufs, les jouets brisés. Non, jamais
! Comment voit-il tout cela ? Lui qui ne bouge pas. Juge-t-il sur papier publicitaire, s'instruit-il par résonance accordée aux fréquences surchargées, charge-t-il de mission les électrons de retour en générateur ? Le feu orange laisse encore passer ceci, en fin de
nuit : Survient une de ces ondes de choc précédée
d'une plainte de tôles à faire tomber les paupières.
Sur le coup, je n'entends plus les dernières paroles du
feu orange. A cet instant, l'objet préposé à
la régulation des choses continue, seul, sa vision. Il
m'enlève la parole que je lui avais donnée. Et
je perds le regard sur la circulation des hommes. La vie, heureusement,
me réchappe d'une chaude odeur de caoutchouc, d'une glissade
sur semelle, d'un frottement de pneus. Merci bien à tous
ces objets... L'alcool me monte encore au nez, venu du corps exsangue de l'homme qui a déjà fait la fête, au cours d'une nuit du vendredi au samedi, à l'idée du prochain lundi. Ma voiture se laisse finalement conduire au garage, et moi, au lit. Le feu orange restant allumé devant son réflecteur, voyant tout ceci de ce culot, avec mon oeil de travers dans son orbite. Lavés, rasés, pimpants, nous partons à l'aube de chaque jour, depuis deux mille ans; et pendant tout ce temps, nous tenions la droite, de cheval à coche; aujourd'hui, nous ne nous arrêtons qu'avec peine au feu rouge, freinons avec regret à l'orange; et maintenant, nous passons vite au vert, mécaniquement, avec permis, carte grise, assurance, vignette, toujours afin d'arriver à temps... au travail. Pas vrai ? Depuis que la vie est mise en jeu, nul besoin de signaux de direction, d'école de conduite, de feux de réflexion : il faut pointer pour la gagner. Pas vrai ? Il vaut mieux, même, n'arriver jamais qu'en retard,
que (re) mis à pied. Pas vrai ?
|