Assis dans le jardin au soir d'une journée de canicule, j'observe les frelons qui s'abreuvent dans un bassin. Ils se posent au bord des feuilles de nénuphars, puis décollent lourdement, l'abdomen chargé de bulles d'eau. L'un après l'autre, ils me survolent, bombardiers vrombissant, passent de près au-dessus de ma tête et vont où je sais. Leur demeure est la maison, dans la cage à volet de la cuisine. Ces lieux sont une aubaine pour abriter la société des frelons et assouvir la soif des petits. Le frelon, contrairement à l'hirondelle, à l'araignée, à la grenouille, au hérisson, à l'escargot, et plein d'autres animaux qui logent tous dans la propriété sans payer de loyer, ressemble plutôt à un "engin" que l'on dit inutile. Moi et tous les miens sommes du genre nolerf. Le nolerf dispose de même d'une anatomie segmentée, d'un corps nu et sec; il se distingue par ses caractères renversants et ses membres rallongés par des mécanismes artificiels. Des nolerfs m'apparaissent pareillement, avec leur tête et leur arrière train détachés de la réalité, sur l'écran de la "télé". C'est même en dedans qu'ils ont fait leur nid. Parasiter la vie des autres, voilà qui semble rapprocher le plus ces deux espèces. Depuis le temps que je la regarde cette télé, j'aperçois le nolerf qui m'apporte aussi des bulles, d'air lui (des idées creuses). L'on peut donc également parler de l'inutilité du nolerf. Le nolerf a pourtant acquis la maîtrise de la Terre par son travail. Mais s'agissant des échanges des produits de ce travail, rien n'a évolué. Ce marché est resté archaïque, irrationnel, aberrant par sa compétitivité, dégradant la valeur de tout, même des signes qui accompagnent toute production, c'est-à-dire les mots, les chiffres et l'argent. Partout la vente a besoin d'être quantifiée, et il faut donc acheter plus au détail qu'auparavant depuis que la productivité des machines rapporte moins à la pièce alors que l'on produit toujours davantage en gros. Ce qui constitue une dégradation de la valeur marchande du travail dans une surproduction de biens. Une croissance du capital (appelée croissance "économique" par dérision inconsciente) s'accompagne alors d'un monstrueux tas de déchets issu de ce rendement, de cette surproduction. Et l'esprit le surmonte d'une inflation du discours, par rapport à la singularité suffisante de la méthode. Bref, l'ordre marchand est chaotique, se refroidit s'il ne s'échauffe pas, subit des crises entropiques (récession, inflation, dégradation). Gravité que le nolerf sous-estime, se croyant rassuré de son sang chaud (à l'inverse du frelon...). Le nolerf déploie aujourd'hui ses antennes pour tenter la relance de cette croissance infernale, visiblement. Il diffuse la croyance qu'une pouliche européenne, inséminée artificiellement à Maastricht, ne serait plus baisée par l'étalon dollar en perte de virilité. Le nolerf a la foi en la météorologie du marché et il ne touche pas aux causes de la fluctuation des cours, de la dégradation des valeurs, ne s'en prend qu'aux effets, à la chute du thermomètre électoral (comme le frelon qui mesure la tombée des photons sur l'horizon, le prévenant de sa prochaine fin). Le nolerf forme une société d'engins revêtus d'apparences... Au fond, il cultive l'envie, l'avoir, la jalousie, l'égoïsme, la vénalité, l'intérêt, ayant développé les moyens pour les épanouir. Ceci se passe en nation, en parti, en famille, et en soi-même avec son chien couché à ses pieds, ou son chat indépendant qui vous fusille du regard du haut du buffet, sinon quand quelqu'un porte son choix sur un bouc émissaire. Le nolerf ne tolère pas la différence, craint ceux qui ont la volonté de l'inconnu. L'homogénéisation du monde qu'a voulu cet insecte, au nom de ses caractères renversés, aveugle la multitude des miroirs de ses yeux, qui ne voient que du bleu (comme le vrai frelon dans l'UV). Assis derrière la Lune comme il le mérite et où tout se ressemble, devant la télé qui montre l'état de la Terre, le nolerf voit d'un côté des agriculteurs payés pour ne plus semer et de l'autre côté des enfants qui n'ont rien à manger. Et tous visionnent par fatalisme la grosse tête de nolerf prématuré de ces enfants aux grands yeux qui accusent. Ici l'on voit comme du sang est gracieusement donné mélangé avec de l'impur, souillé du virus de l'argent, puis réinjecté avec profit. Là, se vend de la démocratie, contre l'achat de biens de première nécessité, sous la menace d'un blocus économique, sur la table rase d'un client, ou contre l'échelonnement d'une dette, selon l'obédience politique du pays. Partout l'on démonte du service public, privatise du socialisme, prend le travail des mains. Et il n'y a plus de frères nulle part, ayant tous perdu la mémoire d'Abel, sous la belle arche du pont de Mostar. La démocratie des maîtres existe depuis plus de deux mille ans, celle des esclaves (maintenant dits salariés) depuis seulement deux siècles. Dès que l'on a cru bon de permettre à l'idiot du village de se mêler au saint esprit de la ville pour faire un suffrage, l'on s'est aperçu combien cela convenait à une majorité, partout et pour toujours. Ce geste universel qui déresponsabilise le citoyen est devenu un droit dont le devoir ne coûte rien. Dans ce macrocosme du marché mercantile, en lequel la mécanique quantique déborde du microcosme des atomes, la quantité d'électeurs (tels des électrons...) qui fait donc une majorité a rejoint la quantité de travail dégradé que l'on appelle valeur, la quantité de demandes qui égale le prix du produit, la quantité d'offres qui apporte la guerre (économique ou/et l'autre). Autant de quanta. Au bout du compte, quand les chiffres perdent en force d'expression de leur attribut, alors élus, emplois, produits, ne représentent plus rien - que de la marchandise. Si le Malin n'en avait pas profité en se multipliant de plein de petits malins, les choses auraient peut-être pu garder leur valeur authentique, telles qu'au Paradis. C'est maintenant trop tard. Même Dieu n'a plus rien à dire, puisqu'il est tout seul, même en le comptant en trois personnes. Depuis la Lune, le propre ne se distingue évidemment plus du figuré; comme sur l'écran, l'image n'a que deux dimensions et les voix sont sans échos. Sur la face invisible le calme est encore plus sélénien. De temps en temps un caillou s'abat, un petit cratère se forme, vite comblé d'un sable gris. De rares projets du nolerf (Christianisme, socialisme, communisme) s'écrasent de même et sont aussitôt aplanis, pour un oui ou pour un non. L'avis de la pensée ne compte point, car elle n'existe que par l'invention, la création. Sinon ce n'est point de la pensée mais seulement du savoir cloné. L'oeuvre vraie est même toujours unique, même si quantifiable, reproductible, manufacturée. C'est là ce qui différencie vraiment le nolerf du frelon, mis à part l'ordinateur qu'ils possèdent tous les deux en tête, ou en doublure devant eux, pour pouvoir copier, répéter des leçons, à côté d'autres instruments à tâter ou à piquer. Ainsi branché à un ordinateur qui accroît la vitesse de travail de la mémoire ou/ et qui supplée à la défaillance de la pensée, le nolerf a réussi à écrire un traité pour l'Europe qu'il veut faire ratifier derrière la Lune. Autrement dit, nul besoin de comprendre, derrière...l'isoloir. Beaucoup de citoyens quittent heureusement la face cachée de la Lune, se déplacent vers la face visible pour voir venir une idée utile en France. Le drapeau européen a été teint en bleu de Prusse à Sedan, couvert d'étoiles à Verdun. Les anciens combattants ne lui ont pas donné leur sang, pas même la Meuse ne lui a livré sa couleur. Faut pas croire, faut savoir que l'Europe doit s'achever, de l'Atlantique à l'Oural, depuis le temps qu'Hitler le souhaita ! "Oui", même si vous votez "non". Pour en revenir à mes frelons... Comment s'en débarrasser ? Avec les grands froids qui arrivent...
Marcel Wittmann |