G R A V I E R E

 

 Ici, il n'y a pas si longtemps encore, un cours d'eau limpide s'étendait, communiquant par percolation avec les graviers d'une nappe phréatique. Un courant tranquille, abondamment oxygéné, faisait vivre une flore tendre d'herbiers ondulants. Aux pieds drus de joncs, de massettes, d'iris, s'abritait un peuple d'êtres rassurés. Les crues apportaient des alluvions saines et fertiles aux abords qui, de proche en loin, s'étaient consolidés par une végétation herbacée et arbustive variée. Des plantes nomades s'étaient établies pour créer un jardin d'accueil à d'autres migrateurs encore, toutes sortes d'oiseaux d'eau et des bois. Des fleurs voyageuses parties de lointaine Sibérie, étaient venues demeurer en cette plaine, parmi des alpestres d'en haut descendues; d'autres arrivées de la Méditerranée s'exposaient sur des parterres éclairés, à côté de la menthe aquatique ou d'orchidées du pays. Une communauté d'aulnes, de frênes, de cornouillers, d'aubépines, de merisiers, ponctués d'arbres majestueux, érables, ormes, tilleuls, s'était bien enracinée durant des siècles. Jusqu'à la berge, des lianes de houblon et de vigne vierge grimpaient longuement autour de leurs branches noueuses, fructifiant au soleil réverbéré. Des nichées de hérons perchaient au plus haut de quelques chênes, toujours les mêmes, inaccessibles à l'homme, ancrés en bordure de bras du fleuve. De vieux saules creux remplis de limons, offraient de la place à des semis faits à la coulée ou à la volée, naturellement. Leur écorce prenait barbe à loisir, comme pour égayer les populages aux fleurs beurre poussant dans le marais de leurs souches. Seul le jeune canard huppé couvé dans les roseaux, face à l'onde pure et poissonneuse, la vie venant, n'était pas pressé d'aller émigrer ailleurs.

L'évolution du lieu semblait immuable, l'ordre pouvait présider cette liberté.

Pour sauver l’honneur des belles eaux partant, il se créa une matrice liquide où fermentèrent les plantes aquatiques rassemblées, un trou d’eau acide. Puis l’épiderme de la terre est resté balafré, figure lépreuse, pendant un répit mécanique de toute une saison. Les hommes revinrent plus tard, peu avant que graines enfouies donnent des repousses, que des racines revigorent la sève encore retenue, que les membres verts arrachés reçoivent rayonnement médical. Le corps du paysage meurtri avait volontairement été livré au froid d’un rude hiver. Les bourgeons avortèrent à bout de branches coupées engluées en ce charnier. Et le printemps, désespéré, retourna au bureau d'embauche de tous ces intérimaires.

Le trou à l'épaisse soupe d'algues unicellulaires, colonisé depuis par des daphnies mangeant ces nouvelles arrivées, devint plan d'eau claire. Il s'approfondit encore avec le retour de mammouths à la recherche d'un temps perdu, l'érosion quaternaire : sortes d'excavateurs s'attaquant finalement au derme souterrain qui avait irrigué le paysage trépassé. Des troncs d'arbres fossiles se mirent à l'air, avec des silex, des graviers, puis les sables fins furent exhumés.

Au livre foncier, l'excavation prit le nom de gravière.

Maintenant, quand je parle de moi gravière, que je repense à ma croissance rapide, à ce labeur barbare, je me dis qu'il s'en est pourtant fallu de peu pour que je devienne une belle créature. Au départ, deux petites îles se dressaient hors des brumes. J'avais alors, et c'est vrai, belle allure de jeune fille, aux seins ronds de bon augure. Ce n'était qu'un rêve d'eau éprise de maternité.

Les hommes ne se reconnaissent plus en fils de la femme. Intéressés par tout autre chose que la beauté, ils eurent vite désiré en moi la Génitrix d'un profit. Cela je ne l'aurais point cru si, au sein du paysage d'autrefois, quelque animal m'eût raconté un genre de reproduction pareille. Il existe donc des êtres pervertis, jaloux de la genèse, qui vont jusqu'à ouvrir le ventre de la terre pour en extraire de l'argent et, de-ci de-là, recréent parfois une autre vie, belle malgré eux. Je suis maintenant authentifiée gravière, parce que et comme le dit la science, reproductible à volonté. Sans nom propre mais heureuse de recevoir une identité marchande, quand sort d'un peu partout dans le pays ce genre d'étendues liquides exploitables.

Voyez aujourd'hui cette drague qui m'enfonce la cage thoracique, m'arrachant le coeur de la terre, pour le brandir aux rayons d'un soleil sans ombre, répandant mon sang siliceux, à la façon d'un rite antique. Voyez ce va et vient des barges qui emportent au triage mes graviers, mes sables. Ecoutez ce crissement de câbles, ce roulement abrasif, cette bande transporteuse qui peine. Moi, gravière, j'entends ceci avant le réveil du jour et jusqu'à son profond sommeil au couchant d'Amérique. Ma respiration artificielle.

Les Ballons vosgiens ont bon dos, la plaine d'Alsace a gros trous, et le bon flair n'est même plus en l'air. Mon exploiteur ? Une entreprise d'outre-Rhin qui extrait la matière première du sous-sol français en laissant un pourboire à la surface. Oui, je peux vous avouer que les Allemands gardent presque tout, en échange de sédiments industriels, au nez et aux yeux fermés des Français....Je ne puis ajouter cailloux de plus, compte tenu de leurs teintes claires et de la netteté de leurs rondeurs granitiques.

Maintenant que grandie en mesures d'hectares, kilomètres périphériques, plate eau volumétrique, mètres cubes d'extraction, obscures profondeurs, cornues éloignées, et que ma valeur apparaît désirable, calculée avec toutes ses variables, les hommes trouvent également en moi environnement aménageable. Tant qu'à s'intéresser au ventre à découvert, pourquoi pas aux pourtours, au sexe et autres plaisirs...

Regardez-moi cette plage à nichons, plus loin ce camping, à côté d'une base nautique. Qu'est-ce qu'ils y trouvent de beau ? Le plat flot illuminant leur nombril ? Pensez-vous, même pas. Simplement la sensation nue, se couvrant d'un baume protecteur, acheté. Ces citadins recréent leur ville, leur rue, leur cohabitation, recherchent la solitude immobilière, en caravane, à seule fin de laver leur visage pâle, d'éliminer la crotte du chien sans soin, avec leurs ordures, près d'un cul de grève. Ils préfèrent griller sous le soleil à côté d'un barbecue brûlant plutôt que de se promener au frais, à l'ombre des platanes d'avenue. Ils doivent en avoir perdu des choses pour n'avoir rien découvert, civilisés. Que peuvent-ils retrouver ici, en jouant les sauvages ?

Moi, gravière, ouverte au vent, telle une mer fermée, l'on vient ainsi me voir, me prodiguer quelques considérations. Si je vous disais que les intéressés craignent maintenant que je m'étende encore davantage, en long à côté des baigneurs, que je vogue avec les veliplanchistes, que je navigue plus au large, suivie des voiliers de plaisance. Mais je ne vais plus croître....Il en coûterait d'enlever les nombreux câbles d'acier amarrés aux rives et qui se croisent les uns les autres, me tenant prisonnière. Cela rapporte assez comme-ça, s'est-on dit, et va aussi rapporter comme-ci, avec le tourisme.

Paysage artificiel, non plus lunaire, je ne suis au fond pas malheureuse quand s'y traînent d'énormes bancs de sandres, dans le trouble que soulève la drague, ainsi qu'aux abords d'affluents argileux du lavage de mon sable. Mon eau reste bonne, à la limite de l'auto-dégradation des nitrates, des phosphates, du gas-oïl, des papiers, des boîtes de fer blanc. Flacons de plastique clapotent dans les vagues, forment bouées de sauvetage pour les algues. Les poissons et les canards n’ont pas tellement perdu au change. Ils peuvent, aujourd’hui, lors de leur séjour hivernal, se garder au large des plombs de chasse. C’est l’homme qui réduit son espace.

Toute vie graveleuse est liée à la vôtre, lecteur. Mais arrêtez-moi en cette matière ennuyeuse, si vous préférez faire la planche sur l’eau, vous laisser bronzer. Venez sur place toucher à ma lecture.


Vous ne dérangerez pas mes autres amoureux, que sont les pêcheurs à la ligne. Pas besoin pour eux de leur installer des sanitaires, des poubelles. Leur nombre les exclut de ces privilèges. Me font voir ce qu'ils n'osent probablement pas faire chez eux, à l'intérieur de leur demeure. Une gravière n'est point un aquarium disposé sur un meuble ciré. Nombreux sont ceux qui ont gardé le réflexe du singe. Consomment devant, jettent derrière eux, par-dessus leurs épaules. Certains prennent soin d'envelopper leurs déchets en un sac de plastique en partant, le laissant traîner, encore derrière eux, comme si des lutins allaient le ramasser la nuit en passant : assurément un réflexe inné de primate à peine plus évolué. D'autres vident au sol de ma berge, consciencieusement, leur cendrier de voiture, et écrasent les mégots avec le pied. Apparemment le seul réflexe acquis pour ceux-là, et rien qu'en fumant. Très significatif, ce peu de chose.

Fréquentée par ces fils si mal éduqués par Saint Pierre, leur patron, j'ai cherché son meilleur disciple, Pit, un poète de la pêche. Lui et l'eau coulante s'étaient en fait connus bien avant que je ne retienne cette dernière. Et ça n'a pas été facile pour moi, gravière, de trouver le passage de Pit. J'ai dû interroger les poissons le long des berges. Sachant que ce pêcheur-là fuyait un peu tous ses confrères, qu'il se perdait volontairement en un emplacement vierge, entre roseaux non pensants mais renaissants. Pour savoir ce que Pit était devenu, lui qui n'avait pas même écrit à son eau douce, fallait que j'observe ses anciennes proies, les brochets qu'il connaissait bien.

Un jour de pluie, l'un d'eux fut pris. Il tenait en sa gueule un leurre insolite. J'ai longé la ligne de pêche raidie jusqu'à bord et, surprise, je vis mon homme. Il n'avait pas changé d'une virgule, au regard de l'édition en gravière. Mon onde le reflétait comme une eau poissonneuse d'hier. Son image me le montra mettre un bâillon entre les dents d'un brocheton, décrocher l'hameçon qui me parut fort étrange, pas comme ceux que je savais perdus, incrustés en grappe de mulettes ou plantés en bois morts.

Cette première rencontre s'était passée discrètement. Pit ne m'avait pas entendu, étant probablement encore à l'écoute du cours d'eau d'antan, à le revivre par l'écriture. Une gravière en littérature, ça ne vaut pourtant pas une rivière remplie de substances. Je m'éloignai donc du bord de l'eau sur la pointe des petites vagues, en suivant le brocheton que le pêcheur avait repoussé dans son élément d'une caresse dorsale.

Bien entendu, je questionnai l'animal, dès qu'il retrouva l'esprit avec sa ligne sensible de pêche, à lui (instrument pour capter des vibrations dont disposent les poissons, aux flancs). J'appris ainsi qu'il s'était ferré en mordant, avant même que la ligne du pêcheur ne lui tire dessus. En suivant une autre fois le fil de lancer, le leurre manié en question me parut tel un vrai poisson en bout, semblant ne pouvoir se perdre ni s'accrocher à obstacle. Pour sûr que Pit gardait la nouveauté en secret usage. Trop meurtrière... Je compris encore mieux pourquoi il pêchait à l'écart quand, remontant le fil nylon si fin que presque invisible, je m'aperçus qu'il utilisait également un moulinet de pêche tout différent des autres, constitué d'un pick-up basculant, ne tournant pas, et qui rétroagissait mécaniquement à la traction de la prise, en sorte d'amortisseur... Pas étonnant, son succès : il pouvait pêcher très fin, et le fil ne vrillait point.

J'ai voulu en avoir le fond net sur Pit et ses inventions, par lesquelles il s'éloignait peut-être des pêcheurs prédateurs. Association à laquelle il adhérait autrefois. Une brême, portant mousse sur son flanc, me raconta d'abord sa mésaventure. Elle avait mordu à l'hameçon, avait atterri sur du sable sec, s'était débattue, avait laissé de son mucus au sol, avait subi opération à la lèvre inférieure, et avait été rejetée à l'eau, comme un vulgaire galet. La plate bête n'avait pas trouvé cela accueillant, et je ne pus pas tirer d'elle plus d'intérêt que ce pêcheur. Ce n'était pas celui que j'épiais. C'en était sans doute un n'aimant pas se salir le pantalon, tout bonnement.

Comment allais-je pouvoir lier plus intime connaissance avec mon homme ? J'eus ensuite meilleure chance en arrêtant la fuite d'un gardon blême de peur, retrouvant tout juste la coloration rouge vif de ses branchies. Partagé entre la curiosité et la prudence de son espèce, le poisson s'était fait attraper, aguiché par un grain de blé cuit, avant de reprendre du large. Et lui, enfin, me raconta.

Son histoire en vaut bien d’autres. Il faut que je la transmette, la fasse traduire par... l’auteur.

Ce gardon était encore tout ébahi d’avoir passé un séjour au -dehors de son élément liquide, en pleine atmosphère. Un événement auquel il avait secrètement rêvé lui était arrivé, ne sachant évidemment pas le risque pris d’être roulé dans la farine et grillé dans la poêle. Comment un gardon, bondissant maintes fois hors de l'eau au clair de Lune, n'aspirait-il pas à mordre à elle ? Il n'aurait certainement pas apprécié de séjourner plusieurs heures dans une filoche en nylon, trempé de soleil, quoique dans l'eau, avec des congénères, s'il avait pu le prévoir. Le rendre ainsi captif, alors qu'il croyait avoir réussi le saut du monde de la nécessité dans le monde libre. C'était le prendre pour aussi naïf qu'un être humain.

Heureusement pour le gardon, le juste retournement des choses arriva le soir-même, lorsque le pêcheur dirigea le goulot d'entrée des poissons en filoche dans le sens de leur sortie. Or à peine libéré avec les autres, ce gardon témoin avertit aussitôt de nombreux alevins. Il leur enseigna qu'un homme, là, était singulièrement devenu digne de Saint Pierre....Mais restait cette problématique aux yeux des petits poissons : en grandissant, devraient-ils redoubler de vigilance ou pourraient-ils être confiants ? Les autres pêcheurs en feraient-ils autant, y réfléchiraient-ils ? Si vous désirez que ces farouches gardons osent un jour venir manger au creux des mains....

Moi gravière, j'avertis ce gardon argenté, cette belle "rousse" comme on l'appelle en Lorraine, qu'il faudrait que les hommes manifestent d'abord de la compassion pour leurs semblables à sang chaud, avant....Que les pêcheurs cessent de se vanter quand ils peuvent exhiber un trophée. Beaucoup n'osent déjà plus se mettre à table avec leurs prises, se disant gênés de les consommer. Ils ont un peu honte, en vérité, d'avoir tué pour le plaisir et de manger encore pour cela. A la façon dont on attribue une plus-value à une valeur, sans nécessité. Pit n'était pas différent auparavant. La préhistoire lui était restée dans la peau, avec l'attraction atavique de la pêche. Dommage que cet attrait ne puisse toujours pas être équivalent aux deux bouts d'un fil, après un si grand assouplissement de sa tension, surtout qu'en suivant de longues lignes les poissons apprennent autant par accoutumance que les hommes par la lecture.

Si cette histoire vous retient toujours.....

Ce gardon au coeur chaud, quoique de sang froid, avait en l'occurrence, pour la première fois dans le règne animal, fait le même choix que Pit. Le poisson avait acquis de l'estime pour ce pêcheur qui laisse une chance au concurrent luttant pour se libérer d'un hameçon. Qualifions ces comportements d'esprit sportif mutuel, sans plus, quand le pêcheur use d'un matériel aussi performant. Ce gardon s'était seulement permis, instruit par une heureuse expérience après tant de malheureuses, de faire en même temps qu'à ceux de son espèce grégaire, la leçon à l'homme.

Une fois tous les jolis gardons rendus reconnaissants, ayant grandi, je n'eus plus qu'à les suivre à l'endroit de notre ami le pêcheur. C'étaient eux maintenant qui entretenaient le "coup" par leur présence constante. On eût dit qu'ils disposaient d'une agence de voyage dans l'au-delà de mes eaux recluses. Ils se pressaient, prenaient l'hameçon avant même que l'esche n'arrive au fond, et parfois même rien auprès. Pit leur avait d'ailleurs limé l'ardillon, pour ne pas leur blesser la fine bouche. Plus besoin finalement pour lui d'utiliser amorce ou appât. Il ne conservait déjà plus les poissons en filoche. On eût pu percevoir son esprit en étroite sensation avec leur ligne latérale à eux. Encore un progrès de l'humain sur la bêtise "venue" en l'homme. La bête restée en lui ne saurait être rendue responsable de tout.

La dernière libération des captifs, au cours de laquelle Pit souleva le filet pour contempler une ultime fois ses prises et où il prit une photo, date de peu. Il les relâche désormais tout de suite, après s'être mouillé la main pour saisir le poisson et éviter de lui enlever le mucus protecteur de dessus les écailles. Puis le saluant, il lui souhaite bonne vie. Ayant désormais bien repéré l'endroit, je guettais toujours l'arrivée de cet étrange pêcheur à mon bord de gravière, comme l'attendaient ses nombreux petits amis, à l'exception des gros craignant par-dessus tout son matériel de pêche spécial et qui n'était pas négociable pour ceux-là.

Pit me fréquentait de moins en moins souvent, étant retenu je ne sais où. Je l'ai même vu repartir aussitôt arrivé. Il n'aimait pas que pendant son absence un "singe" ait marqué la place de quelque détritus, et l'obligeât à la nettoyer en arrivant. Il respectait trop la propriété censée être celle de tous, d’autant qu’en quittant la sienne momentanée il remportait les emballages de son casse-croûte. Et maintenant, en le voyant venir, je m’efforçais de retenir mon vieil ami, par quelque conjuration naturelle : libellule stationnant, bergeronnette sautillant, un effluve mémorable pouvant suffire, sinon du fretin jaillissant à vue. Je faisais ce que peut une pauvre gravière : illusion au possible.

Je répondis bientôt aux joies et aux soucis que ce pêcheur me témoignait en organisant un grand rassemblement de poissons. On était à la fin des concessions mutuelles. La fête halieutique projetée ne devait pas être un concours de pêche. Les gardons, déjà présents depuis des jours, l'attendaient de nageoires fermes, battant patiemment leurs opercules. En vain : le jour venu pas une canne à pêche ne leur était destinée, aucun hameçon n'allait, semblait-il, plus jamais les amuser. De belles "rousses" aux rouges nageoires tournèrent en rond à fond, montèrent faire des ronds à la surface, et la bannière de ligne espérée ne se déploya nullement.

Pit était pourtant au rendez-vous, mais apparemment notre ami pêcheur ne s'intéressait plus à nous, plus même à mes cailloux. Il semblait préoccupé, et je me demandais par quoi. Il était seulement venu essayer une nouvelle solution technique, destinée aux gros ayant dents d'argent. Deux cannes posées attendaient que mordent les sandres à prendre en ce marché. Pit pêchait sans grand attrait, comme si sa passion d'autrefois s'en allait. L'une des cannes était disposée sur un support automatique de ferrage. C'était là le produit d'une de ses idées réservées, me suis-je encore laissé écrire à niveau de gravière.

Après bien de la patience sous la plume du pêcheur à la ligne, je vis ce dispositif à l'oeuvre, ferrant tout seul un beau sandre et le maîtrisant mécaniquement sans autre intervention, sous le regard nullement médusé de notre ami restant assis et qui décrivait la scène. Et lorsque Pit daigna se lever de son bas siège, pour recueillir la capture à l'épuisette, il m'avait l'air plus épuisé qu'elle. De qui, de quoi, faisait-il la proie, lui ?

En fait, Pit n'avait pas besoin de faire des confidences à la gravière, puisque étant, elle et lui, déjà âmes unies.

L'eau douce restant pour lui un miroir à rêves; la pêche, il l'imaginait démocratisée, à fond et en surface. La chasse de même, aussi. Qu'est-ce que cela pouvait vouloir dire ? La résistance, la finesse, la légèreté, la perfection, la modernité, la surcapacité des matériels, tout cet arsenal conçu à l’encontre des animaux enfin utilisé dignement.

Les poissons, ses amis, il les voyait eux aussi aller à la pêche, heureux de pouvoir sauter hors de l’eau, se mesurer au pêcheur sportif aperçu sur la terre ferme, et le mouiller d’un salut de queue. Les chevreuils, il les voyait bondissant joyeux dans les champs de maïs, pour se faire tirer à balle soporifique, les plongeant dans ces mêmes rêves-là d’homme conscient du mérite de la vie et la retrouver, ravis. Il voyait des chasseurs, habillés en ours, en loups, revêtus de tissus protecteurs spéciaux, jouer au gibier traqué en se laissant tirer à balle réelle, abattre et mourir pour renaître comme au cinéma. Il voyait tomber en ce progrès technique des chefs d’armée quand, eux-mêmes en tenue camouflée assurant leur vie, se jetaient des grenades offensives pour se défouler, puis se redressaient tels des soldats de plomb. Sacrés gamins...

En proie à ce malheur neuf en Europe, Pit proclama, d’une plume trempée en toute eau menacée, noircie de toute terre brûlée, un arrêt de lancer, un cesser le feu.

Il écrivit encore sur ma surface liquide qu'il ne valait pas la peine de mourir riche, même plus du tout la peine de vivre, s'il fallait, pour préserver le bonheur des uns, continuer de faire le malheur des autres.

Et puis, Pit, l'ami des eaux parties et toujours revenues, assis sur son pliant, me lança une dernière ligne.

Non, en effet, depuis, je n'ai plus revu l'auteur en ma bordure de gravière.

 

Marcel Wittmann Seltz 1990.
Cette histoire est authentique.

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