Yvonne,
à quoi servira l'enchantement que j'éprouve à
regarder marcher les gerris sur l'eau ?
- A comprendre, Marcel. Pour cela, il te faudra observer les
tiens qui marchent sur terre, avec patience. Mon onde de réflexion,
je l'offre à ta vision.
- Mes yeux dans les tiens...
- Garde-toi de la chimère...
- Rivière, cher miroir, ce matin est vermeil, et mon regard
se pose sur tes charmes pastels. Je ne crains pas d'être
mouillé par la rosée en ta présence sédative,
ni après, hâlé de soleil reflété.
La sérénité m'enveloppe sous le saule qui
me fournit son aspirine. Vas-tu harmonier ma vie, ou en éteindre
le feu dont j'entrevois venir les flammes ? Et moi, le jouvencel,
je te réfléchis quoi, Yvonne ?
- Goûte et trempe, Marcel. Mon eau est vive, toujours de
retour. Toi tu peux me quitter sans revenir. Je te retiens...Tu
ne peux aller bien loin avec ton vélo maintenant, pauvre
garçon.
- Pauvre ? Oui, je sais...Je peux me laver
de ma condition auprès de toi. S'il le faut, j'emporterai
ton paysage peint, celui que tu irrigues d'eau douce, ce bord
des champs que tu enlaces d'un bras maternel; et ce creux de
bois en lequel tu changes ta robe, mettant tantôt la tombante
aux mille feuilles, tantôt la montante aux éphémères.
Ou, si je devais partir, je t'enverrais l'image de la vallée,
en carte postale, avec tes méandres timbrés; point
d'autres de loin. Tu me plais tant de près, cours filant,
radier où tu deviens sourire transparent montrant tes
dents polies - graviers arrondis; et j'ai plaisir à me
pencher sur ton lit profond, potager de mousses filamenteuses
qui nourrissent ton monde. Je t'aime autant soucieuse de mémoire,
bras d'eau où reposent vies inhumées à demeure
profonde, ceinte de tendres myriophylles, là où
pâturent les gardons. Tu es si belle en ce temps du rêve.
Je prends le seul chemin qui te suit. J'entre chez toi comme
chez moi, en ta propriété sans clôture, sinon
par laquelle passe ma canne à pêche, sous des mufles
bovins. Qu'ai-je besoin de plus, à mon âge?
- Tu ignores, mon garçon, ce qui t'attend. Tu suivras
d'autres cours, d'autres beautés, qui m'évinceront.
De vraies femmes couleront vers toi, prendront ma place dans
ton existence. Ton travail te donnera des soucis, certainement.
Peut-être même qu'il te manquera autant que l'argent,
ou personne ne le prendra en considération. Après
le temps des confitures, tu verras venir celui de la déconfiture.
Et, lorsque tu me retrouveras, j'aurai moi-même changé
de lit. Tu ne me reconnaîtras plus. Peut-être n'existerai-je
même plus.
- Que dis-tu là, Yvonne ? Tu reviens de si loin. Tu as
vu passer à gué les Romains. Qui peut te vouloir
du mal ?
- Je sais ce que je dis.
- Comme tu le pressens..., je te l'avoue, te le déclare,
oui : je dois partir en amont. Au fond de ta coulée miroir,
je vois une ville de garnison, je découvre même
un affluent...C'est l'un de tes bras charnels. Je l'aperçois
me soutenant. Et en tes yeux pointe même la teinte ocre
d'un champ de Mars, le dieu de la guerre me manoeuvrant.
- Tu ne voudras pas ce que tu dois, tu ne pourras pas ce que
tu veux. Mais pars Marcel...Je t'attendrai.
- Oui, je dois partir, l'on m'y oblige, tu sais. Suis déjà
en tenue dictée, un prochain homme subjugué, un
objet d'usure. Au revoir Yvonne, si au moins je puis tenir cet
espoir.
Pendant
près de quarante ans, c'était comme dit. Nuits
de soucis, jours de grisaille...
- Comme tu as changé, Yvonne !?
- Je t'avais prévenu...
- Ce n'est pas toi que je revois ? Je n'en crois pas mes yeux,
ne me vois plus en les tiens. Quelle altérité !...
- Que veux-tu, c'est la vie.
- Ah non ! Tout un paysage saccagé. On t'a dénaturée.
- Ne pleure pas.
- Ce sont des gouttes de pluie, Yvonne. Elles sont acides.
- Oui, c'est bien moi Marcel. Que d'eau a passé...Mais
regarde, maintenant la voilà largement dépliée,
en long drap repassé par des fers qui ont effacé
les plis aux rives. Ne suis-je pas parvenue à l'ordre
qui nous inspirait naguère, tous les deux ?
- Certes, mais mon corps ne peut plus se laver proprement avec
ton eau, mon esprit ne se voit plus clairement sur ton onde,
mon oeuvre ne va plus s'écouler émerveillée
au gré de ton cours.
- J'ai en charge le transport de grandes péniches.
- Lourde tâche... d'huile nauséabonde. Ainsi plus de tournant,
de bordures concaves, aux souches-repères. Irréversiblement
passées tes eaux pures qu'irisait encore un bleu azur,
entre les joncs peignant une verte chevelure. Submergés
tes hauts fonds, avec leurs poissons aux éclairs d'argent
et de rousses lueurs. On t'a amputée de tes longues jambes
que formait digue de pierres. C'était elle qui, en fendant
le sens de ton cours, te donnait un genre, un lit de repos à
ton corps dansant. Rivière, tu as perdu la féminité,
avec tes parures. Tes dalles de granit, tes merveilleux silex,
tes sables aurifères, et autres fossiles témoins
des temps, sont-ils devenus sels de mer ?
- Tout cela a disparu, est perdu. Tu es bien parti un jour...En
prenant de l'âge, j'ai raccourci ma longueur, me suis étiré
les méandres. L'on m'a ouvert l'horizon sur le marché
des hommes, m'a rapproché de la mer.
- Trop vite tu y débouches. On veut ta mort, à
vrai dire.
- Ne dramatise pas. Bien sûr, on m'a canalisée,
déviée, éclusée, barrée, nucléarisée
aussi, et suis encore en vie.
- Ici même où jadis l'on s'aimait, il y a ce grand
port. A quelle fin ? La tienne Yvonne, la mienne, la fin des
fins à tout et à tous.
- Mais non ! mais non... Il te reste la mémoire, nos communs
souvenirs. J'ai encore de beaux jours à offrir.
- Des jours seulement. Tu n'en réserveras jamais plus
de tels, à personne.
- Ton sang coule sans doute pareillement, plus tout à
fait rouge. Qu'importe l'adjectif, d'ailleurs. La civilisation
tend à l'unification marchande, au nivellement des différences,
et le veut en toute indifférence. Tous les courants politiques
descendent un fleuve impérial, s'éblouissant à
ses vagues argentées, les uns après les autres,
de haut en bas, comme autant de ruisseaux se mettant au sec;
et même les sources d'idées finissent par tarir,
cessent d'inspirer. Et mon cours aussi doit retenir son envie
de créer.
- On a coffré tes berges pour que tu t'éloignes
des poètes, des peintres, des amoureux, des pêcheurs.
Et celles qui subsistent ne sont plus salubres. J'aperçois
des bouteilles de plastique s'accrochant à des racines
excavées. Je trouve des restes de cuisine au niveau de
ta dernière crue. Ton eau sent la vaisselle, les sulfures;
et d'autres miasmes me viennent au nez. Tu t'envases à
présent partout. Je ne vois monter que bulles de méthane.
Plus moyen ainsi de localiser les brêmes. Les goujons,
les barbeaux, ont disparu, sans doute depuis longtemps. Le menu
fretin n'est plus suivi d'aucune chasse de brochet en cette morne
étendue. J'ai d'ailleurs fermé mon cahier à
trophées... Toi et moi, nous avons perdu le bon sens de
nos reflets et il nous reste le réfracté.
- Je n'y peux rien, Marcel. J'ai été rectifiée.
Je vois que toi aussi tu as été reconstitué,
déjà réparé. L'un de tes méandres
d'intestin fait viscéralement hernie. Tes artères
prennent même allure que mes affluents. Des alluvions se
sont déposées en tes carotides, sans doute graisseuses.
Ton coeur se fatigue à irriguer ton cerveau surmené,
à rythmer des vertus, à pomper en passages rétrécis.
T'es hypertendu, mon cher ! Ton front prend ride, ta main te
retient ailleurs. Ton hémiparésie droite me renseigne
sur ta souffrance cérébrale gauche. A force de
traîner une jambe, tu finis par te taire. Je vois une strate
lombaire qui se fossilise, là une vertèbre sacralisée
qui te cause douleur. Ton onde cutanée, trop longtemps
exposée autrefois à mon rayonnement riverain, cache
un malin pigment parmi les grains de beauté. J'ai peur
pour toi, Marcel. Enlève ton chapeau, que je compte tes
cheveux blancs. Dégage ta pipe, que je t'embrasse.
- Il y a de ma faute. Le soleil se porte encore
bien, mieux que toi et moi. Mais la beauté, la jeunesse,
Yvonne, on nous les a prises. Nous ne les avons pas données.
Tu m'inspirais la félicité, la paix, la créativité.
L'on m'a mis en colère et je suis parti en guerre, avec
un coupe-papier pour sabre, un stylo comme épée.
Me voici pourtant de retour. Qui se ressemble toujours se retrouve.
- Maintenant, moi je transporte en tonneaux des polluants, toi
tu gaspilles des kilowatts; en transformant ce monde, l'on consomme
toute l'énergie non dégradée qu'il a fallu
pour le créer; nous ne rayonnons plus que pour... l'argent
!
J'allais
crier :
- Yvonne ..., Yvonne !
- Mais je t'entends, Marcel.
- Qu'est-ce qu'il veut ?
- Qui ?
- Vois, là bas, l'iris, le plus grand de la touffe, entre
les joncs cassés qui survivent tant bien que mal et le
vieux rocher sur lequel je m'asseyais autrefois. L'iris se dresse,
semble-t-il, contre la fermeture du ciel. Peut-être qu'il
sabre, lui aussi ?
- Ce n'est que l'effet d'un souffle d'air qui ne soulève
guère mon onde.
- Ce n'est pas vrai. Regarde !...Cet iris-là tourne sur
lui-même, d'une ondulation régulière, constante.
Les autres iris ne bougent pas. Celui-là seul plie ses
nervures calciques, de toutes ses forces ! Ne dirait-on qu'il
appelle ?
Le calme est, vraiment, bel et bien impressionnant. Il se ressent
depuis la rivière. Ses eaux en conviennent en écho
:
- Oui... Il y a de la parole en cet hélicisme.
Par ce geste interminable, effectivement, la pointe de l'iris
supplie : viens ! viens ! viens !...
Adieu
Yvonne...
Mes yeux clignent aux
alentours, sous un rayonnement solaire chargé d'UV, sous
les effluves d'hydrocarbures, de benzène, sortant de l'eau,
venant de la proche route, montant à mes pieds, ozonisant
l'air qui leur ajoute des larmes. Il y a même du soufre
en l'atmosphère, apporté par la queue d'une fumée
d'usine. Mes narines se pincent involontairement. Une oreille
me tinte, un rythme stressant se diffuse en ma tête intime,
auquel se modulent à présent de nouveaux mots.
Ils sont âpres. Et je les crie plus forts que la mouette
qui rapine cadavres de poisson ensablés :
- A tout objet, à tout sujet, à
vous, êtres de la terre et des eaux, avis à tous
qui êtes dans la grande mêlée du système
de la création, enrayés, emballés, à
vous, dissociés, découplés, divorcés,
déplacés de force, assimilés sans raison,
mélangés avec peine, avis à tous, aux nécessités
sans objet, aux sujets hors besoin, les entreprises en faillite,
les clous mal enfoncés, les dytiques ne retrouvant mare,
planaires manquant de chair, salariés perdant le travail,
cératophyles privés de lumière, aux paniers
percés, lentilles d'eau nageant ballotées, enfants
nés sans pitié, nymphées dessouchées,
aux godasses crevées, berges rectifiées, limnées
gavées d'excréments, pneus servant à décors,
daphnies étourdies, salades nitratées,mortes branches
engluées, arbres d'été défoliés,
libellules désorientées, papillons décolorés,
roseaux de plombs saturés, aux montagnes bétonnées,
aux potamots d'oxydes brunis, fleurs en mal d'abeilles, loutres
remplacées par des rats, pousses de paperasse sur bordures,
fossés de PCB persistants, aux émigrants de cale
et d'escale, comme les macrophages sidanisés, épaves
routières, gammares asphyxiés, phryganes hors étuis,
aux glaises cadmiées, et aux sables piqués de seringues,
argiles irradiées, étangs eutrophisés, à
l'air confiné d'insecticides, à la terre intoxiquée
de pesticides, aux bois peints de fongicides, aux rivières
mousseuses, champs d'ordures avec leur gaz rémanent, aux
étourdis de la conscience, les oublis de la mémoire,
à tous les indécelables en fond de corps, filtres
obstrués, les consommateurs de cholestérol, les
perdus dans le temps, les désorientés dans l'espace,
à toutes les perdrix oubliées, comme bouteilles
remplies de glèbe, aux sols encapsulés, bidons
répandus, à toute l'atmosphère de polluants
chargée, à tous les points de sutures et de soudures,
comme aux tâches inutiles, ou débiles, toute heure
à venir, toute place perdue, toute occupation gagnée,
l'interdit autorisé, à l'inclus autant qu'à
l'exclu, les sujets évacués, objets muets, des
paroles achetées aux pays vendus, à la production
venant saturée, à la génération arrivant
en sursis de futur, avec le passé alibi, l'élection
volée, le suffrage trompé, les nombres entiers
perdus, aux surplus stockés, quanta macro-structurés,
fortifiés, à ces arrivants découragés,
en forces déjà épuisées, de projets
à abandonner, avec de fausses valeurs à payer,
à tout ça, à tout et à tous ces perdants,
à moi, à toi, à vous, à nous, oui
à tous, oui à tout...., mais confondez-vous
! regardez ! voyez ! venez ! l'iris là bas..., l'iris
(1) appelle ! à tout, à tous, à t...
Marcel Wittmann - 1 9 8 9
(1) Dans le langage des fleurs, l'iris
a la signification d'un message.
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