Dans la pépinière des arbres tordus, le
choix est grand. Pas même le chêne ne pousse droit, quoique
dégagé d'un sous-bois et élagué de ses hauts
bois. Car c'est le ciel qui reste assombri ou c'est la lumière
qui est prise en défaut de clarté. On ne sait pas trop.
Les bois ne poussent pas droit. Avant, sous sélection naturelle,
les jeunes plants n'avaient pas le choix : la lutte pour se gagner un
espace ensoleillé devait l'emporter dans le temps. Les arbres
montèrent raides, comme des peupliers même les plus tordus
de genre. Le genre tordu chez l'homme ne prend plus ce temps, alors
qu'il dispose de tout l'espace. Il se plante comme s'il n'avait qu'une
jambe, bien qu'il lui en reste deux sachant marcher. A ces moments-là
il n'y avait point de train, ni d'automobiles. Et il ne se sauvait pas
en courant, pour survivre. Sa course le redressa. Il pensait vivre
pleinement. Sa vision portait loin. Mais le voilà planté
: il ne voit plus que le bout de ses pieds. Car les temps ont changé.
Même l'automne se trompe de saison. La meilleure pour planter
le jeune dernier ou pour creuser un trou à quatre planches. Fini
ce cycle-là : on se plante à tout bout de champ, à
tout moment. Partout et tout le temps.
Oui, en cette pépinière le choix des tordus est grand.
Non, il ne s'agit pas de plants, mais bien de nous! L'on ressemble à
des racines. On se nourrit en terre glaise, en sable rose, de terreau
noir. Couleurs de partis pris. On se plante selon la dureté du
sol. Un socialiste a besoin de longues racines pour tenir, un conservateur
tient debout comme un pieu dans l'argile, un anarchiste ne pousse que
bien arrosé aux pieds. Pas besoin de lumière. Une lampe
de poche nous suffit à tous. Elle est pratique pour le collage
d'affiches. Une fois plantée notre pousse est dirigée
par un tuteur. Quelqu'un d'élu, le mieux placé dans la
plantation. Droit, nullement tordu, comme des thuyas autour d'un cimetière,
ombrageant les morts. Manquèrent déjà de lumière,
vivants. S'installent même, maintenant, des veilleurs d'esprit,
des assistants de logiciels en nos PC. Etre planté au bas d'une croix,
l'être au pied d'un homme ou encore être assis devant un
écran lumineux, scintillant. Vous invitant à penser...
Mais l'on aime partir en fumée, s'élever feu follet, naviguer
sur Internet, allumer une cigarette. En os ou en chair, avec ou sans
idées. A cheval sur celles des autres. Eventuellement. Pas pour
penser, non ! Penser est devenu superflu.
Vivre déplanté de temps en temps, de champs, déplacé
de parking, voyageant entre villes, survolant des pays, atterrir pour
se replanter en terre inconnue. Pouvoir se planter dans un compte rapportant
de l'argent pour voyager ainsi. Alors autant rester planté tordu
en le sachant. L'on encaisse au moins quelque chose de liquide qui fait
du solide sans avoir gelé. Une rente grossit chaque nuit, à
mesure que s'affaiblit un salaire le jour. Tout planté, tordu
ou droit, dépend d'un déplanté (non point d'un
déraciné). De le savoir vous laisse encore plus profondément
planté. Des exemples :
Pas la peine de fouiller dans les méfaits politiciens quotidiens,
dans la mémoire collective. Le lieu de plantation de chacun de
nous est vite repéré. Même celui qui semble flotter
comme la plume sur l'eau est en réalité emporté
par du vent. Il finit par se tordre comme un cerf-volant de papier,
ou par couler à fond, à s'envaser. Une façon entre
autres de se planter distingué.
Droits ou tordus, les plantés se côtoient chaque jour,
tout le temps, immémorialement. Ils forment plusieurs dizaines
de milliards d'âmes au champ des morts non comptés à
côté de plus de six milliards d'esprits à peu près
comptés plantés au champ des vivants. Dieu seul doit se
poser cette question : J'ai inventé l'auto-reproduction génétique
pour que du grand nombre prévale la sélection de l'unique
qui accouche du meilleur..., à quoi bon ?
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Inachevé 1999