Mon cher ajusteur,
Tu m'as tant tenu en main, je finis par te faire signe.
D'autant que tu m'as délaissé pour les lettres. Enfin,
presque. Nous n'avons pas voulu que tu nous oublies, si tu veux le savoir
: mon burin de frère, ma gouge de soeur, les limes que tu as
gardées pour l'usure, ton pied-à-coulisse qui toujours
espérait tromper d'un dixième de millimètre ton
oeil rectifieur. Nous ne te servons plus et tu nous laisses traîner
avec un vieux dictionnaire déposé parmi nous sur l'établi,
on ne sait pourquoi. Si. Nous avons fini par comprendre : employer le
temps perdu pour apprendre à lire et écrire. Moi surtout,
grâce à ton affection pour la matière qui s'est
imprégnée en la cellulose de mon manche et le carbone
de ma tête dure. Nous avons été amenés à
réaliser une caisse du fer dont moi, marteau, figure-toi, je
suis devenu le président.
La profondeur des sentiments qui nous lient encore exclut
la sensiblerie touchante. Cette limaille et ces copeaux arrachés
du fer lorrain pour que tu aies pu gagner ta vie, notre caisse n'en
veut plus. Toi non plus, on le sait. Mais tu penses bien que, maintenant,
si je t'écris c'est pour te poser quelques questions à
propos de l'ordre des écritures qui nous échappe, si ce
n'est leur désordre. Mais venons-en aux faits.
Le pied-à-coulisse a d'abord eu idée de
mesurer les mots qui nous désignent comme outils. Il les trouve
d'une longueur non proportionnelle à nos propriétés
ou nos fonctions. Moi, marteau, de constitution fruste, je me vois pourtant
écrit avec sept lettres. Le langage parlé bien entendu,
je m'en souviens, m'épelle marto, à peu près tel
que je suis composé au travail : d'un manche aminci en fouet,
d'une tête de frappe à l'opposé d'une panne, assemblées
au moyen d'un coin. Cela fait cinq parties. L'écrit me nomme avec
deux lettres en trop. Le pied-à-coulisse a même mesuré
dans le dictionnaire au sujet des synonymes, des homonymes, et aussi
des paronymes : n'ayant point de sosie, pourquoi le "a" et
le "u" ?
Le pied a encore pu remarquer, sans même l'usage
de la coulisse, que le rassemblement de plusieurs semblables d'un quelconque
d'entre nous se prononce selon le nombre et singulièrement s'écrit
terminé par un "s" et moi, comme pour me distinguer,
avec un "x". On ne les entend point mais ils existent. On
a réuni les limes selon ce pluriel et nous ne leur avons pas
trouvé d' "s". Nous nous sommes tous tâtés
en bout.
Encore plus perspicace, le burin m'a fait observer que l'article nous
désignant "lé" finit par se lire "les",
sans plus de raison. J'ai eu beaucoup de mal à le dissuader de
vouloir les buriner tous.
Le bédane - que j'ai omis de citer -, en parenté,
pourtant, d'un bec d'âne, s'interroge, se demande si tes lecteurs
sont si bêtes pour ne pas entendre le pluriel en l'écrit
du mot "les" et qu'il faille le rappeler à chaque liaison
avec le mot qui suit par un signe en plus. On te pose tous la même
question, en cas de liaison en nombre. Nous avons aussi appris le genre,
où la gouge a observé qu'elle ne pouvait avoir de famille
et devait être adoptée. Puisque, à notre surprise
générale, nous figurons en l'orthographe comme objets
privés du sexe opposé. Moi je n'ai pas de martonne, la
lime n'a pas de limon. Un marteau ne peut pourtant pas former couple avec
une lime. Tu le sais mieux que nous par l'usage, comme compagnon de
labeur. Ne pouvant nous reproduire par notre nom, pourquoi portons-nous
la marque du genre ? Voilà aussi un genre de fait qui nous indispose.
Ainsi vois-tu, mon cher ajusteur, nous sommes dans cette caisse du fer
absolument perplexes. Quelle est cette étrange logique venue
à nos maîtres d'oeuvre de mettre des "s", des
"x", des "elle" que l'on dit "el", des
"e" muets, et d'autres accents qui échappent à
la prononciation; autrement dit, pourquoi tant d'efforts quand "l'éfor"
n'a pas lieu d'être, en vue d'écrire tel que l'on pense
? Peut-être ne pensez-vous point les choses comme elles sont dites
? A mon bon souvenir, je ne me rappelle pas que tu aies eu accroché
de grelot à mon manche. Ton travail eût ajouté un bruit superflu et son produit eût reçu
des coups déplacés, sans parler de tes phalanges...Il
est vrai que le coin que l'on m'enfonce dans la tête lors de l'emmanchement
s'ouvre, prenant la forme d'un "u". Le "a", par
contre, je ne vois pas d'où peut provenir ce caractère
en mon nom. Si ce n'est une exclamation de douleur. Comme je frappe,
l'on devrait plutôt me raccourcir la dernière syllabe et
l'on me rallonge pour faire plus mal. Quel coin enfonce-t-on en votre
tête à vous autres pour qu'elle se tienne droit ou pour
qu'elle ne se perde pas comme chez moi ? Je me le demande, moi marteau.
Arrangée de la sorte, inutilement complexifiée
en l'écriture, votre langue vivante nous apparaît sanctionnée,
avec des lettres formant barreaux (Tiens ! mais voilà un mot
qui n'en comporte pas de trop, quand il en faut...). Le langage des
hommes n'est donc pas écrit tel que nous, outils, sommes fabriqués,
c'est-à-dire d'une manière pratique, simplifiée,
et en qualité exclusive de moyens au service du travail; mais,
au contraire, fait de quantités de caractères formant
un instrument ayant sa propre fin.
La petite lime plate, la plus usée entre toutes
par toi, a voulu intervenir. Elle n'a réussi qu'à rogner
le papier du dictionnaire. Tu as cherché la souris sous l'établi
- on t'a vu -, la seule qui prend un "s" justifié.
A nous, on nous prête une queue....Mais nous avons tous bien ri
en te voyant en-dessous des soucis que nous donne ce livre ouvert sur
des mots dictés pour la vie.
Le comparateur qui s'est associé à notre
caisse du fer en dernier lieu, sortant on ne sait comment de la poussière
où tu l'avais abandonné, a voulu vérifier nos découvertes.
Il t'a traité de malpropre en retrouvant son marbre piqué
d'avoir été utilisé pour la soudure. Après
qu'il ait bu une goutte d'huile quelque part, il s'est appliqué
à comparer un tas de termes. Lui, il pousse les choses à
fond, mais maintenant le pied nous " fait la gueule ", en
coulisse. Il faut te dire qu'à l'aiguille du micromètre
l'unité de mesure n'est plus le micron mais le " c o n ",
une sorte d'expression introuvable dans le dictionnaire. Le mot doit
être tout nouveau, ou le bouquin trop vieux. Ce qui signifie,
si j'ai bien entendu : " connaissance-outre-norme ". Etrange
raccourci, comme tu vois, d'un mot qui en dit long sur tous les tiens.
Et voici ce qu'il a trouvé, rien qu'avec son sens
aigu du toucher. Il paraît que l'on fait chez vous encore beaucoup
d'autres accords écrits n'existant pas dans le langage oral,
que l'on étire des phrases comme en jouant de l'accordéon.
En apprenant cela, le pied coulissa de jalousie. Moi qui en ai entendu
pas mal, je savais bien que les ouvriers auraient pu prononcer ces accords
qu'eussent écrits leurs patrons, si ces derniers ne conjuguaient
pas le verbe profiter.
Faute de posséder une grammaire, le comparateur
raccorda les trois lettres m i r précédemment enlevées
au mot micron pour faire " le c o n " et pour avoir la paix
avec le vernier du pied-à-coulisse qui ne tenait qu'à
mesurer les dimensions. Mais l'aiguille du comparateur s'affolait au
premier mot pointé, puis tombait à zéro. On a fini
par la division du travail, l'un se réservant les longueurs,
l'autre les caractères. Les outils, comme tu vois, ne sont guère
différents des mains de salariés qui les mettent en oeuvre.
Le comparateur reprit vite son sens aigu du toucher défini
par " le c o n ". On n'avait pas idée, nous autres, de ce qu'il lut
alors entre les grands mots décrivant tout ce que les hommes
ont fait. Et jamais n'avions-nous, petits outils, rien vu, rien entendu,
rien osé, rien pu, rien dit. Le micromètre du comparateur
ne nous communiquait que du palpable.
Dis-nous donc, cher ajusteur, toi qui vois autour de nous
ce que j'écris : Pourquoi y-a-t-il toujours des consonnes ensemble
entre des voyelles isolées, effacées, parfois inaudibles,
se faisant toutes petites à leurs pieds ?
Je termine ma lettre... Quand me reprendras-tu en mains ?
La caisse du fer te salue bien fort.
Ton marteau.
Lettre en réponse à celle du marteau
Cher marteau, chers
outils,
Je te remercie pour ta fidélité et ne suis pas surpris
des regards outillés que tu portes sur le signalement des choses
d'après les hommes. Tu peux être assuré que je partage
les avis du comité..., pardon, de la caisse du fer que vous avez
créée.
Cher et dur marteau, tu ne fais que soulever les palmes
académiques qui recouvrent vos fers. Je suis aussi circonflexe
que vous en voyant l'accent grave et l'accent aigu réunis. Il
nous est venu la même idée d'assembler pareillement le
travail avec son produit, pour chapeauter la marchandise et produire
de l'argent. Il nous est encore venu la semblable en tête pour
faire marcher les pieds. Cette mise sous tutelle politique et de marché,
avec la langue écrite offerte à la langue parlée
de la demande, on l'appelle démocratie.
Comme vous voyez, chez nous l'on croit que les signes
qui représentent les sons, les actions, les objets, leur donnent
de la valaur, mais ce n'est que leur remplacement par des mots ou par
de l'argent et qui fausse tout.
Il est malaisé (à la fois mal et aisé)
de comprendre. Le peuple emploie un lexique acquis d'un passé
d'asservissement. Tous les phonèmes ont été configurés
par des graphèmes en vue d'une administration bureaucratique
des sujets humains. On y pratique l'élevage des carpes avec les
lapins. L'on apprend à parler en entendant, à écrire
en écoutant; l'un est une récompense, l'autre une punition.
Pour obéir il faut que ce soit difficile quand l'exécution
apparaît trop facile.
Nous produisons et consommons plein de signes qui n'ont
que deux dimensions linéaires, largeur et hauteur (mots, images,
billets, chèques, etc.). Et je vous le redis, ils prennent la
place des six faces de notre vie épaisse. Le verbe fait tourner
cet état cubique, l'argent met le travail à plat. Avec
le premier l'on commande le commerce du second, avant même d'avoir
identifié du vent ou fabriqué un objet.
Les hommes assument l'incapacité de faire autrement,
depuis qu'ils jouent ainsi aux dés. Ils méritent bien
leur manière d'écrire, en tant que punition; d'autant
qu'ils peuvent formaliser ce qu'ils font pour gommer ce qu'ils ont fait.
Ils verbalisent volontiers à l'imparfait, ne conjuguent jamais
le futur. Ils se sont conformés à rédiger distingué,
par peur d'aller au fond, de dépasser leur temps. Et c'est ainsi
depuis l'âge reculé de la croyance et de la crainte de
ce qu'ils ignorent ou n'osent pas inventer. En fait, l'essentiel, ils
ne peuvent ou ne veulent jamais le comprendre. Tout ce qui pour eux
n'est pas copie doit pouvoir traiter avec une corbeille à papier.
Le mot " c o n " est le seul que nous considérons
comme intraitable, tel que l'a trouvé le comparateur. Il est
le plus beau dans la catégorie des récompenses, étant
universellement répandu et strictement français. Une invention
vraie de la rue. On ne peut faire plus dense en moins court. Il est
seulement lourd à porter et c'est pourquoi chacun de nous se
partage sa charge.
Comme tu vois, marteau, nous autres conduisons du faire- savoir; nous
stoppons devant un vieux code, lui obéissons, et si quelqu'un
s'avise de passer au rouge, le savoir-faire s'écrase.
A cause de cela, beaucoup piétinent, passent entre des clous. Chez
nous l'on perd le sens des choses en s'exprimant dans un style avec
un stylo. Les poètes comme vous, n'en ont pas besoin,
d'autant qu'ils ne sont pas lus mais entendus. Alors vous faites du
bruit...
Voyez, chers outils, je ne vous ai pas abandonnés.
Je voudrais être aussi fort que toi, marteau, aussi bref que le
burin, y mettre autant de force en chaque mot qu'en vos coups.
La langue française parlée, volumineuse mise en boule,
s'étire tel un serpent une fois mise à plat. Elle se sème
en l'écrit de graines qui ne germent guère, se lit comme
notes sans musique, cultive la tentation de rêver, prépare
à bien dormir. Heureux réveil, quand la voix haute chante
à l'oreille et rassemble, au moins, un tourbillon d'étourneaux.
Chers outils en caisse du fer, ma langue est rude comme
vous. M'en servir avec des fourchettes ne l'adoucit point, assis à
la table d'un restaurant, avec le nez sur un menu. Je dois me dépêcher
de manger ce que je lis, de digérer ce que j'écris. Il
y a du con partout qui attend. Il est difficile d'écrire à
sa faim.
Je fais rapidement mes comptes, voilà : des centaines
de caractères d'économisés et dix pour cent de
texte en moins. L'orthographe phonétique comporte aussi ses règles,
afin que les mots ne prêtent pas à confusion, selon le
voeu du comparateur. Afin d'utiliser moins de papier, pour préserver
les forêts, pour diminuer le prix des livres, pour apprendre plus
facilement notre langue écrite et aussi librement que l'on parle,
en une phrase : pour sauvegarder la langue française de ce pays
de par le monde.
Votre caisse du fer n'a point de serrure, elle n'a donc
pas besoin de clé.
Cher marteau, embrasse de ma part la tranche du burin,
le bec du bédane, et ta gouge de soeur sur les deux joues. Le
comparateur peut se détendre. Le pied peut fermer sa coulisse.
Ne faites pas plus de bruits. C'est à moi d'en parler. Vivez
tranquilles, mes chers outils, dans votre caisse du fer. Bon repos mes
petits.
Votre ajusteur.
Post scriptum
J'ai emporté la lettre
préparée au loin et la termine ici...Elle va suivre un
long trajet pour vous parvenir enfin. Excusez- moi pour le retard et
pour cette réécriture en bon français. La première
aurait été rébarbative à lire pour n'importe
quel cerveau conditionné par l'apprentissage d'une écriture
formalisée par étymologie. Car vous comprendrez bien,
chers outils, que je ne puis laisser l'association des gens de plume
dans l'ignorance de votre caisse du fer.
Pour en terminer avec le sujet, sa simplification ne s'impose
point d'évidence, même quand il s'agit de son efficience
en tant qu'outil facilitant l'acquisition d'un nombre grandissant et
complexe de connaissances, pas même quand des médias nouveaux
le concurrencent.
C'est d'ailleurs par la radio que j'ai appris qu'une séance
astrologique avait été tenue sur l'orthographe, qui peut
maintenant s'écrire " orthografe ". Si les auteurs,
les lecteurs, les éditeurs, les imprimeurs, les correcteurs,
les censeurs, ne doivent pas être contents, les livres ne vont
cependant pas souffrir en leur longueur. Pas un seul arbre, cortical
et sylvestre, ne pourra être épargné non plus. La
gravité de l'astre nouvellement orthografié (orthographié)
est tellement insignifiante que le satellite aperçu par toi,
cher marteau, ne risque rien à le frôler. Il faudra attendre
"la Saint Glinglin" pour que " les marteaux " s'écrivent
un jour économiquement et correctement : " Lé marto
".
Heureusement, toute parole scripturale peut être
éditée sans lettres, maintenant. On peut moduler des signes
à des sons, et même des sons longs à des ondes courtes,
hormis ces caractères propres d'ancienne histoire; on peut diffuser
l'émission d'une nouvelle histoire...Il existe un outil appelé
laser qui s'emploie déjà à cette fin, dans ce désert
de la pensée, ici...
Comme vous l'avez si bien remarqué dans votre caisse
du fer, vous autres outils - j'y reviens -, les Français sont
profondément marqués d'un irréductible stéréotype
d'ordre grammatical et étymologique. Depuis la conquête
romaine. Cette expérience d'école imposée se confond,
pour eux, avec la pensée authentique qui est orale, gauloise
et païenne. Il leur serait néanmoins fort douloureux de
se couper de leur langue vivante écrite, en France, de l'étaler
morte, en faisant couler le sang, comme ici...
D'où je vous écris, l'on continue de trancher le problème
en direct par sa solution et ça fait beaucoup d'éclats...
Au fond, si l'écrit a porté atteinte aux
schèmes idéographiques, de nos jours la vidéo touche
même à leurs formes orthographiques, enlève la troisème
dimension aux images observées d'après nature ou vécues.
Finalement, l'image et le son se conjurent avec la logique binaire,
avec la grammaire qui a préparé à restructurer
notre pensée à tous, encore plus con- servativement, en
vue de sa reddition, au profit de l'Anglais
Et pour cela, ici, le silicium ne manque pas. Il y en a encore plus
que de pétrole qui brûle autant sous le soleil.
Tu voudras bien, cher marteau, ranger par conséquent
cette lettre dans votre caisse du fer, entre tous mes chers outils traditionnels,
stylo-bille compris. J'y mettrai d'ailleurs mon cerveau aussi, que je
remplacerai par un ordinateur, dès mon retour.
Toutes vos mesures pacifiques, chers outils, s'envolent
déjà avec un mirage, d'ici ....
Assis sur un monticule de sable sous lequel reposent des...voyelles,
ici....en Mésopotamie, je peux encore y lire, avant que vent
ne l'efface, cette épitaphe : " Ci-gît l'écrit
". Il y a beaucoup de ...consonnes autour, réunies de fort
loin.
J'espère avoir répondu, cher marteau, également
à une dernière question posée dans ta lettre.
Guerre du Golfe ........ 1 9 9 0
LA CAISSE DU FER
( Deuxième partie )
Dernière lettre du marteau
Mon cher ajusteur,
Nous ne t'avons plus du tout vu passer devant l'établi
ces derniers temps. A nous demander si tu étais encore parmi
les organes de ton monde vivant ou passé du côté
des objets inertes du nôtre. Moi-même je ne sens plus ta
main me prendre. D'autres mains m'ont saisi, plutôt maladroitement.
Tous tes outils de la caisse du fer ont été dérangés,
éparpillés ici ou là sur l'étagère,
certains semblent avoir été égarés au loin.
Je n'ai plus de nouvelles de mon copain de burin. Nous sommes tous abandonnés
à la poussière, aux toiles d'araignées. Les années
passent et la rouille nous guette. Où es-tu ? Que t'arrive-t-il
?
Je vais toujours te rendre compte de notre dernière
assemblée générale, si je puis dire et me faire
comprendre. Le compas te remercie de l'avoir conservé intact
pendant si longtemps. Et nous avons disserté sur ta jeunesse
dans la métallurgie lorraine, jusqu'aux années soixante,
avant le déclin....Tu te rappelles ?
Nous avons tout notre temps aujourd'hui et attendons la
" bonne heure " où tu nous reprendras en mains. Si
la dégradation n'atteint pas, de même, ton actuelle demeure,
tout le pays, le monde entier ! Les bras tout ouverts de ton vieux compas
ne seraient pas assez longs pour en mesurer l'étendue. Le dictionnaire
que tu avais posé sur l'établi a disparu...
Te reste un journal jauni à côté de
ta boîte à tabac...Il y a encore une trace de nicotine
au bord de la page apparente, déchirée. Une pipe est restée
là aussi et son odeur continue de se répandre parmi tes
outils, jusqu'au fond de notre caisse du fer.
Le compas, n'ayant plus rien d'autre à faire, a
donc pris le temps de mesurer l'écartement de quelques mots vus
sur cette page de journal abandonnée depuis les années
90... Mots qui s'écartent en fait de vos normes, de par leur
longueur, comme ceux qui perdent leur forme ou ceux qui viennent d'ailleurs.
A toi de savoir si ces mots-là ne seraient pas de ces oiseaux
surplumés revenant d'Amérique, sortes d'émigrants
volant vers leur pays d'origine, portés par le vent de la nostalgie.
Il se peut que la " télé ", dont les images
nous échappent, mais que nous entendons parfois jusqu'en bas
dans l'atelier, te permet d'écouter ce genre de paroles répétées
à la façon du perroquet apprivoisé par le langage
de son maître. En l'occurrence, selon notre avis à nous
autres exclus par principe de toute discussion, il s'agit bien d'américanisme
parachuté sur le tard. Nous avons ainsi retenu, entre autres,
le mot " challenge " que vous prononcez tous et à propos
de toute fin...inutile. Chaque Français doit apparemment reprendre
textuellement dans la rue, au café du coin, ce qu'il a entendu
devant le petit écran à la maison, ou par la radio, après
vérification faite dans son " canard " local. On imagine
l'amplification verbale et rhétorique de la chose dite par émission
en FM et en vidéo. Sa quantification est alors démesurée,
mais inconsciente, aussi assommante qu'un spot publicitaire.
Qu'en disent les " profs " dans les écoles
publiques, à propos de ce changement de vocabulaire ? Rien. Le
mot " défi " serait pourtant en l'occurrence celui
de la traduction appropriée et qui comporte seulement quatre
lettres, contre neuf concernant le mot " challenge ".
S'agit-il d'un marché dont les adultes font à
leur tour les dupes des Américains, quand les mêmes adoptèrent
en leur bas âge gâté le " yé-yé
" efféminé et le " rock " criard ? Si du
Canada l'on nous avait réimporté le mot " ouvrage
" d'origine française, lequel aurait au moins été
équivalent en sens et en longueur du mot " travail ",
nous n'aurions pas été pincés. Les Américains
veulent gagner sur tout marché, en vendeurs trichant, déjà
en rognant sur le mot de la parole en usage: " défi "
fait en effet usé et " challenge " moderne. Mais c'est
d'usure... fiduciaire qu'il s'agit ! Si on leur retournait ce genre
de marchandise avec le qualificatif " camelote ", en bon français
sur l'emballage ?
Ceci est ma dernière lettre, je crois. La caisse
du fer va sans doute devoir se...défaire. Mon service va probablement
te desservir et nous autres outils passer à la décharge,
puis être récupérés pour être refondus
en quelque haut-fourneau étranger et loin de ceux que tu as connus
dans ta jeunesse, après ton père...Encore que ce retour
en arrière, parmi de lourds morceaux de minerai de fer, rendrait
de la chaleur à notre âme... En tout cas, l'on se reverra
là-haut, tu le sais bien.
Alors, au-revoir, cher ajusteur, dans l'éternité.
Signé : marteau, lime, compas, et tous les autres....
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