Il
habitait une maison à colombage, dans le quartier dit du Flecken
et dont les étroites ruelles sont présentement arrangées
pour accueillir les touristes. Ce village alsacien avait, si l'on veut,
apporté sa modeste pierre au lancement d'un astronaute. D'autres
ascendants d'ici avaient également élevé la leur
(le Stein), en haut du Fleckenstein, célèbre vaisseau
spatial immobilisé dans le temps, sur une crête de la forêt
seigneuriale. Ses occupants étaient loin et même les immenses
sapins ne les avaient pas vus partir.
Aujourd'hui, le rouge vif des géraniums drape le
grès des vieux murs. Ouvriers et artisans se sont mis à
essuyer la tache féodale (le Flecken), à repeindre la
miniature du site. Un artiste tient d'ailleurs un atelier dans ce tableau
fraîchement vernis. La Sauer, filante rivière des Vosges
du Nord, caresse les jardins potagers et quelques agiles truites s'y
jouent de la pression des pêcheurs.
C'est à une toute autre pression que Franz eut
à faire : celle d'un chauffe-eau moderne.
Il l'avait choisi réduit, semblable à son
lieu de vie, en raison des plafonds presque aussi bas que le cordonnier
assis là dans un coin, il y a plus d'un siècle. Les pièces
de la demeure ne pouvaient plus s'agrandir qu'à l'intérieur,
s'embellir en dedans, se parfaire ou bien se défaire de leurs
souvenirs. Les poutres avaient résisté au remplacement
du toit, déjà plusieurs fois, ainsi que le veut le chêne.
Franz avait repeint les murs à la blancheur glycérophtalique,
comme autrefois on le faisait à la chaux, afin de capter plus
longtemps le jour introduit par les étroites fenêtres de
la petite maison. Et il avait isolé celle-ci au mieux pour y
garder tout autant la chaleur. Partisan du meilleur, d'aujourd'hui et
d'ailleurs, il avait aussi installé le chauffage électrique
en compagnie d'une cheminée au feu de bois. L'hiver continental
pouvait toujours venir, l'homme avait su moderniser cet espace fermé
sur un autre temps.
Restait donc un problème tenant au chauffe-eau.
Les cent litres d'eau chaude ne suffirent pas, surtout lorsqu'il fallut
baigner les deux enfants. La place manqua dans la minuscule salle de
bain - un ancien débarras à souliers - pour installer
un appareil plus grand. En inspectant ce chauffe-eau à accumulation,
Franz fut surpris de constater que la pression de l'eau froide sert
à pousser l'eau chaude. Il y a, de ce fait, mélange de
températures au sein de la cuve, refroidissement de l'eau chauffée
la nuit, à mesure que l'on en use dans la journée. La
capacité annoncée était un leurre, puisque les
cent litres à 70° ne représentent, pratiquement, à
l'usage, que de l'eau à 35° en moyenne.
Mais notre homme n'en resta pas là. Il voulut en
savoir plus. Il se mit à étudier la thermodynamique et
fit une découverte intéressante. Son esprit subit lui-même
une pression, ainsi qu'un " coup de bélier " dans une
canalisation, lorsqu'il acquit la conviction que la chaleur n'était
pas la seule forme dégradée de l'énergie et que
celle-ci ne se réduisait pas au système du chauffe-eau.
Il vit bien que les vieilles valeurs de la société devenaient
toujours plus frileuses, que l'inflation des prix représentait
en réalité une baisse constante de la valeur du travail
contenue dans les produits, que la croissance économique ne pouvait
pas éviter sa " crise ".
Franz ne retint provisoirement qu'un moyen, combien éprouvé
d'ailleurs en son existence : créer un remous en cette entropie
des systèmes, en l'occurrence, et pour commencer, à l'intérieur
d'un chauffe-eau. Parce qu'il savait maintenant qu'il avait à
faire à une aberration technique qui accroît la dégradation
d'une énergie isolée au lieu de la contenir; qui ressemblait
en quelque sorte au système de notre démocratie marchande
fondée sur l'accumulation d'un capital, quand des quantités
de travail et de voix se trouvent transformées en illusion, en
argent, en pouvoir, en compétition, et ne peuvent de ce fait
que se dégrader dans le désordre.
Pour transformer des quantités de calories en qualité,
en chaleur, de même que pour faire progresser des forces humaines
quantifiées, Franz comprit qu'il fallait une activité
créatrice, qualifier ces comptes, vu qu'il apparaissait vain
d'entraîner autrement des molécules d'eau ou de nombreux
individus vers plus de chaleur - de meilleure chaleur. Par le simple
besoin d'apporter à ses enfants la possibilité d'un bain
chaud, il prit conscience qu'il pouvait contribuer à retarder
la mort par entropie du monde entier. Et c'est pourquoi il se mit
à réfléchir, à inventer un chauffe-eau plus
performant, à planter un stop devant cette fatalité, comme
pour retenir la vie...
Ainsi l'homme imagina la modification du système
de chauffe-eau qui était employé partout (1).
_________________________________
- Paragraphe technologique. Lecture souhaitée, non indispensable
-
L'entrée d'eau froide et la sortie d'eau chaude
se situaient en-dessous de l'appareil. Franz commença par débrancher
les tuyaux et par supprimer le groupe de sécurité, comme
l'on ferait disparaître un corps d'armée devenu superflu.
Il remplaça ce dernier par une électro-vanne. De ce fait,
il mettait hors service la pression exercée habituellement par
l'eau du réseau - la cause de la guerre froide, pensa-t-il, ce
faisant - et il installa sur l'autre tuyau, celui de l'eau chaude, une
pompe à engrenage, qu'il avait récupérée
sur une ancienne machine à laver. Il fallait, dès lors,
rendre le système ouvert à la pression atmosphérique
- à l'air encore respirable, s'empressa d'ajouter l'esprit de
l'inventeur. Il perfora le dessus de la cuve pour y adapter un dispositif
constitué d'un élément tubulaire et d'un raccord
en "T", sur lequel il brancha un tuyau d'évacuation
du trop- plein. Il raccorda à l'embout vertical un mécanisme
articulant de sa fabrication, comportant un commutateur électrique
sensible asservi à un flotteur plongeant qu'il avait choisi dans
sa boîte à pêche.
Ensuite, dans cet ordre d'idées, il conçut
un autre dispositif, plus sophistiqué, destiné à
la pompe d'eau chaude. Il le caractérisa en terme de procédé
de commande automatique sous l'effet du débit d'eau circulant.
Pour cette réalisation, notre inventeur eut recours à
un tube de verre qu'il intégra à la conduite d'eau chaude
en position verticale. Il fouilla de nouveau dans sa boîte à
pêche et en sortit un flotteur en plastique qu'il lesta, d'un
colorant obscur, à peine plus dense que l'eau. Il le plaça
à l'intérieur du tube transparent et disposa une minuscule
ampoule d'éclairage à la base extérieure et une
cellule photo-électrique de l'autre côté, juste
en face. Il coupla cette dernière à un potentiomètre
interposé en série dans un circuit fermé de résistances
dénommé " pont de Wheatstone ". L'ensemble devant
donc servir, par l'intermédiaire d'un relais, à mettre
la pompe en marche.
Il ne resta plus qu'à connecter le relais de l'horloge
du réseau électrique au commutateur situé au-dessus
de la cuve d'une part, ainsi qu'à l'électro-vanne d'autre
part, et le tour était joué. Il n'y avait pas à
toucher à la résistance chauffante. L'autre circuit électrique,
lié à la pression de l'eau chaude, Franz l'avait ainsi
séparé du circuit lié à la pression de l'eau
froide, comme étaient désormais indépendants les
cycles de remplissage du chauffe-eau et de puisage : la pressurisation
s'effectuant en aval et non plus en amont. De même, pensa l'inventeur,
en finissant ce travail, la vraie démocratie entre citoyens devrait
reposer là et non pas en pesant du haut d'un château d'eau
étatique.
Le fonctionnement de ce système commence lorsque l'horloge du
réseau électrique ordonne le passage au tarif nocturne
: le flotteur de niveau étant alors, en principe, abaissé
au sommet du chauffe-eau, le commutateur commande l'excitation du relais
qui laisse passer le courant électrique d'ouverture de l'électro-vanne.
L'eau froide remplit la cuve dont le niveau supérieur soulève
le flotteur au plein et qui, rétroactivement, coupe l'alimentation.
A partir du moment où l'horloge ordonne le retour au tarif diurne,
l'électro-vanne restant hors circuit et donc fermée toute
la journée, plus une goutte d'eau froide n'arrive au chauffe-eau.
Une capacité effective d'eau chauffée se rend alors disponible
sans variation notable de la température.
Quand s'ouvre un robinet d'eau chaude, c'est l'autre dispositif
qui entre en fonction : sous l'effet du poids de l'eau dans la cuve,
dont le niveau se situait au-dessus de la robinetterie, l'écoulement
se trouve consécutivement accru avec la mise en marche de la
pompe. L'opération s'explique ainsi : le flotteur en sustentation
au bas du tube de verre, obturant l'éclairage permanent de la
petite ampoule, se soulève à l'amorce d'un débit
d'eau chaude et cette lumière converge par réflexion sur
la cellule photo-électrique couplée à la sensibilité
du " pont de Wheatstone ". Il se crée un déséquilibre
dans ce circuit électronique laissant passer un courant suffisant
qui enclenche le relais auxiliaire de mise en fonction de la pompe. La pression dans la canalisation
d'eau chaude devient même légèrement supérieure
à la pression de l'eau froide du réseau, ce qui évite
le refoulement en cas de mélange des eaux à l'usage. Inversement,
la pompe s'arrête aussitôt que l'on ferme le robinet, en
relation avec la coupure de la circulation d'eau chaude.
Par la suite, le dispositif de commande de la pompe répondant
avec une certaine inertie lors de la fermeture d'un robinet d'eau chaude,
il s'avérait indispensable d'ajouter un détendeur sur
le tuyau de refoulement. Franz le constitua d'une fine tubulure court-circuitant
la pompe, ce qui permettait sa mise instantanée à l'arrêt
tout en évitant une surpression entre elle et la robinetterie.
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Pour la famille, à l'usage, l'avantage consistait d'abord à
posséder un chauffe-eau de capacité enfin suffisante dans
le volume-même de l'ancien appareil. Elle avait, de plus, la satisfaction
de disposer d'une réserve d'eau quotidienne à température
constante et élevée. Voilà qui convenait justement
à la situation dans la petite maison : le chauffe-eau d'origine,
avec ses cent litres de capacité nominale, allait rendre le service
d'un équivalent de deux cents litres d'utilité réelle.
Et Franz, surtout, s'en était instruit d'une manière
assez inattendue, un peu comme ces infimes molécules d'eau qui
apprirent à ne plus s'échanger dans un brassage calorifique
et sous une pression autoritaire, toutes perdantes, les froides et les
chaudes, celles entrant à droite comme celles sortant à
gauche. Les petites calories devaient maintenant se résigner
à rester différenciées, s'ordonner d'après
une information supérieure. Et ce furent là, selon l'inventeur,
des conditions dont la signification allait bien au-delà de la
thermodynamique.
Quelques années passant, Franz obtint un brevet d'invention pour
cette oeuvre technique qui n'avait, à son avis, rien d'extraordinaire.
Elle constituait plutôt, à ses yeux, un modèle d'ordre
révélateur. Evidemment personne, de proche ou de lointain,
n'en avait la moindre idée. L'on ignorait même cette unique
réalisation dans le village, car l'inventeur cherchait non la
publicité mais un exploitant. Il avait conçu un chauffe-eau
singulier qu'il aurait eu plaisir à savoir installé chez
d'autres particuliers, sans plus. Il avait dépensé de
l'argent, consacré du temps à ce prototype et pour l'obtention
du titre de propriété industrielle, alors qu'il se refusait
de jouer un rôle d'entrepreneur, d'autant plus qu'il ne disposait
pas des moyens. Il était seulement en mesure de céder
une licence d'exploitation exclusive et avantageuse pour un fabricant.
Malheureusement...
L'inventeur offrait gracieusement son invention à
la société et le droit marchand ignorait le devoir de
l'utiliser, n'ayant que des obligations d'un autre genre. Nous étions
pourtant en pleine fièvre innovatrice concernant l'informatique,
la productique, la bureautique, et autres " tiques " en tête
du progrès technologique, mais surtout à la mode car promettant
de superbes gains de rentabilité. L'on invoquait de la sorte
le " démon de Maxwell ", par ordinateurs interposés
: le réchauffement des recettes par le refroidissement des dépenses.
Franz s'en était aperçu dès le départ, puisqu'il
était arrivé au chômage sans que son invention ait
pu l'en prémunir. Probablement qu'une étude de marché
indiquait que tout le monde était content du chauffe-eau courant.
L'inventeur fuyait ce marketing, devançait la suffisance, abhorrait
en la matière toute compétition qu'il trouvait dérisoire,
indigne de l'intelligence. Il s'était délibérément
mis en dehors du système.
Franz eut le temps de vérifier combien l'analogie
pouvait être poussée entre les chauffe-eau de tout le monde
et ce monde de tous les chauffe-eau. Ils étaient effectivement
assez semblables fonctionnellement et leur différence eût
seulement pu se voir dans un miroir : l'un accumulant du chaud, l'autre
accumulant le froid.
Sur ce, l'hiver arriva. Tout se refroidissait au-dehors.
L'on comptait encore sur un optimisme de façade, sur des regards
naïfs posés contre une belle vitrine à l'approche
de Noël. Il fallait allumer un foyer chaud, sacrifier à
la coutume. Les hommes ne veulent rien perdre, alors ils ne créent
pas la fête tous les jours de l'an. Les enfants le savent bien.
Un beau sapin posé déjà tout frais
sur une table, touchait presque le plafond bas. L'épouse de Franz
l'avait décoré de gâteaux faits de ses mains, dans
des motifs en coeur, en étoile, et autres signes sucrés
d'espoir. Une garniture fluorescente descendait de branche en branche,
une chaîne d'ampoules colorées montait vers la pointe coiffée
d'une boule rouge étrange, pas traditionnelle du tout.
Franz, assis au pied de la cheminée, surveilla
le foyer préparé, remua d'un tison des bûches en
braises. Une flamme reprit activité et éclaira son visage.
Il put sembler inspiré de quelque chose qui ne partirait point
en fumée, comme son titre de propriété industrielle...
" Qu'est-ce que tu fais, papa ? " demanda l'aîné
des garçons, le voyant déchirer son brevet d'invention,
à l'ombre des vieilles pierres.
" Tu sens le savon toi, " lui répondit
le père, continuant de jeter des bouts de papier au feu. Il reprit,
avec le tison en main : " Ce n'est rien, va... Le principe de la
conservation de ta propreté tient désormais à une
séparation de la température des eaux. Quand tu seras
devenu grand, il faudra faire la même chose entre le travail et
son produit, pour que l'on puisse identifier leur valeur authentique
et respective. "
Là, l'homme en avait trop dit. Le chauffe-eau de
son invention n'économisait que de l'énergie par séparation
calorifique. L'idée exprimée allait beaucoup plus loin
: elle prévoyait un système économique respectant
le principe d'identité de la logique. C'était tout, mais
vraiment tout !...
Cette invention-là, Franz n'avait pas encore l'intention
de la divulguer.
Les deux enfants regardaient la télévision.
Leur mère avait éteint l'éclairage et allumé
les seules lumières de l'arbre de Noël. La boule au faîte
du sapin s'illumina avec réticence, grossissant lentement jusqu'à
nimber toute la pièce d'habitation d'un spectre rougeâtre.
Elle devenait de plus en plus grosse et brillante, son rayonnement enveloppait
et contournait des objets se donnant à voir par l'arrière,
en interférence avec des éclats de couleurs partant comme
flèches en direction du ciel.
L'image télévisée s'enfonça
soudain dans un tunnel, sous l'aspect ramassé d'un trait noir
et d'un bruit étouffé par la fuite.Une autre image s'y
substitua, virtuellement pure, blanche. Ce n'était pas l'arrivée
du père Noël.... C'était la rencontre avec l'originel
habitant de la maison : le cordonnier.
Les enfants qui n'avaient pas été étonnés
s'approchèrent de l'écran. Franz s'avança derrière
eux, comme si l'événement était recherché,
l'invité trouvé. L'épouse lui avait tant parlé
du cordonnier qu'elle avait connu quand elle était petite fille.
Elle seule resta sidérée devant cette apparition de son
grand-père à la télévision et sous les mêmes
traits, mêmes circonstances d'autrefois, d'un homme âgé
assis sur le banc devant la petite maison du Flecken. L'aïeul la
regarda, sans mot, sans surprise, intensément, d'un gros plan.
Elle domina son émotion en l'interpellant par son prénom
:
" Il faut que je vous dise, Henri, ...."
L'hôte imprévu avait gardé cette ironie
du langage dont elle se souvenait, lorsqu'il demanda :
" Est-ce ici que j'ai travaillé ? "
Puis, en tournant son regard de l'écran à la fenêtre,
il dit : " Que deviennent les champs que je vous ai laissés,
les arbres fruitiers que j'ai plantés pour vous ? "
" Les pommiers sont encore là...., "
répondit Franz.
Le cordonnier sembla retirer un clou pincé entre
ses lèvres flétries, pour qu'on le comprenne mieux :
" Les arbres ne sont point taillés, le gui
et les frelons, les moutons et vous-mêmes les parasitez ! Comment
ne les soignez-vous pas ? Mes terres sont en friche. Pourquoi ? "
Franz répondit, sans façons :
" Plus les arbres vieillissent et plus ils fructifient par la grâce
de Dieu, sans que nous ayons besoin de les bien traiter, comme s'ils
voulaient assurer leur descendance avant d'être abattus. Ils subsistent
par de bons sentiments et nous vivons maintenant par intérêt,
pas encore de raison. "
Le vieil homme rit de peine, les mettant en gêne.
Un silence s'établit entre eux, comme entre ciel et terre.
" Je vais rallumer, " dit l'épouse à
Franz qui la retint par le bras afin que l'illumination rouge restât,
car c'est celle-ci qui leur avait permis de rencontrer l'ancêtre,
sous effet Doppler; ce n'est pas lui qui leur était revenu de
sa lumière.
Le cordonnier reprit la parole, longuement, sur un ton
de paysan :
" Avec quelques semelles à clouter, quelques ares de champs,
des lapins, mes arbres, la vache, j'ai pu vivre de mon travail.
" Je perçois ceux d'aujourd'hui contraints de posséder
beaucoup plus de terres, de pratiquer la monoculture, d'utiliser des
tracteurs, des engrais chimiques et pesticides, afin de produire énormément
d'aliments dénaturés. Tout en travaillant aussi longtemps
que nous jadis, leur revenu ne leur laisse pas un meilleur pouvoir de
vivre. J'en vois obligés d'aller travailler de l'autre côté,
chez les Allemands. Je trouve que l'on jette même du travail à
la rue, tout comme des surplus...
" Mais je ne distingue pas très bien d'en haut pourquoi.
L'atmosphère me semble plus chaude qu'autrefois, difficilement
pénétrable, réfractant ma vision.
" Pourtant, si je compare une production de volume donné
de mon époque à ce pouvoir de vivre (qui n'est point le
niveau de vie) et à la productivité si grande du travail
de votre temps, je devrais en retournant à la vie passée
pouvoir travailler moins avec vos modernes moyens techniques. Si l'on
tient compte de ce gain de production d'aujourd'hui, quel en est l'intérêt
effectif pour les gens qui travaillent humblement ? La facture de votre
consommation, de l'abondance de vos biens, me paraît terriblement
élevée !
" Redonnez-moi la vue ponctuelle et je vous laisserai ma vision
globale, quantique, rayonnante. Dites-moi ce que vous pensez des causes
pour lesquelles la valeur des choses me rejoint, meurt aussi ! "
L'énergie en électrons exigée pour
ce bref voyage dans l'espace et le temps avait fait exploser la boule
rouge, sauter le disjoncteur. On avait dû se quitter. L'esprit
de Franz resta levé toute la nuit de Noël. Il lui fallait
répondre à un besoin filial, aux préoccupations
de l'Ancien de l'autre monde, car les vivants avaient acquis un regard
froid. Il le fit par écrit, au recto pour le présent,
au verso pour le devenir. Le chauffe-eau aida l'homme à poser
le problème, en ces termes :
Premier point : Une quantité de travail froid,
représentée par de l'argent, est comparable à une
quantité de basses calories.
Deuxième point : Une quantité de travail
chaud, représentée par des forces humaines et techniques,
est comparable à une quantité de hautes calories.
Troisième point : Ces quantités différenciées
de travail sur un marché sont comparables à un échange
de calories. Par définition, elles ne peuvent être de
valeur identique : les calories chaudes sont plus riches que les calories
froides. Ce qui apparaît le contraire, au vu de l'illusion créée
avec l'argent.
Quatrième point : Une quantité de travail
froid (sous forme d'argent) d'achat de marchandise et une quantité
de travail chaud (sous forme de produit) de vente de marchandise sont,
ainsi, comparables à des calories froides qui refroidissent des
calories chaudes et à des calories chaudes qui réchauffent
des calories froides. Par définition, une marchandise représente
donc du travail chaud emporté dans un produit à refroidir
par de l'argent - objet d'un profit.
Cinquième point : La quantité de travail
chaud se dégrade au niveau de la production, par une constante
augmentation des moyens techniques de productivité (Il faut toujours
moins de travail à l'unité produite). La quantité
de travail froid regrade (par dopage d'intérêt bancaire,
d'inflation de prix, et autre spéculation monétaire) la
quantité commensurable de travail chaud. Par définition,
la marchandise matérielle se dégrade par une diminution
de la quantité de travail contenue; et la marchandise monétaire
compense cette dégradation par une augmentation de la quantité
de monnaie en circulation - objet d'un artifice scriptural, d'un jeu
usuraire.
Sixième point : Le rendement en capital monétaire
du système économique est analogue au rendement calorique
d'un système thermique : le travail humain est une énergie
qui se conserve, dans l'accroissement de la production des biens concrets;
mais qui se dégrade, dans l'affaiblissement de sa valeur marchande,
en termes de biens abstraits.
Septième point : La valeur marchande est donc,
en définitive, une fonction dégradée du travail
humain, comparable à la chaleur qui caractérise la dégradation
universelle de l'énergie. Et, par définition, cette
valeur simpliste attribuée à toute marchandise, monétaire
surtout, caractérise l'entropie du travail des hommes - objet
d'un chômage.
Puis Franz tourna la page, ajoutant ceci :
" Si l'on repérait la température du travail chaud,
l'on suivrait son cours se refroidissant de plus en plus depuis la source
de production jusqu'à la banque; si l'on repérait la température
du travail froid, l'on suivrait son refoulement se réchauffant
de moins en moins de la banque au débouché d'un rendement.
Ce recyclage du travail calorique ne se manifeste que d'une manière
phénoménale et par poussées, par un syndrome de
crise économique où tout le monde se perd.
" Pauvres de travail et riches en écus, ou l'inverse qui
confirme la règle du marché, ayant mains chaudes ou bourse
froide, nous sommes aujourd'hui tous sollicités sur cette terre
par trop d'argent accumulé dans les chambres froides du labeur.
Il faudrait pouvoir réchauffer ce capital froid avec du travail
chaud. Malheureusement, la probabilité toujours plus grande de
désordre dans l'échange, à l'intérieur du
commun chauffe-eau économique, dégrade la chaleur du travail.
Alors les hommes pompent dans la cuve du labeur refroidi, dans la provision d'argent
(le prétendu budget de la nation, ou PNB), et il leur faut fournir
une pression toujours plus grande (en puisant dans la réserve
des finances) pour remplacer cette chaleur - d'un labeur s'éteignant.
" Nous prenons tous le même bain et nous lavons des fautes
d'un économisme qui dégrade tout, qui accable la nature
d'une surproduction apportant déchets, sédiments pollués,
mares toxiques, air carbonique, et qui détruit l'espace de notre
parcelle de vie. Nous réduisons l'existence de notre temps sur
Terre, et tout se meurt, même les arbres, par un prix . "
........................................
" Les vivants, ici-bas, ne réfléchissent
pas à la chose qui, pour eux, semble d'ailleurs aller de soi.
"
.........................................
" J'ai répondu à ta question, père.
Et comme je sais que tu as tout le temps d'y penser, là-haut,
toi au moins tu saisiras. "
Il restait quelques braisettes d'une bûche de pommier.
Franz s'agenouilla devant la cheminée et posa délicatement
sur le chenet une enveloppe contenant le message qu'il venait de rédiger.
Au petit matin, à la bonne heure, le Père
Noël l'emporta.
Noël 1986
Voici Noël 1997
Plus de dix ans sont partis en fumée...
(1) Le descriptif de cette invention,
référencé avec dessin est disponible.