Soulève-toi...
que je voie clair.
La plainte me parvient étouffée. Je me lève et
regarde l'urne qui ose émettre une voix. Et pourquoi pas ? Elle
en a tant reçu.
Par devant ce siège occasionnel, une longue gaule pose son reflet
sur l'étang, en porte-bannière d'une ligne de pêche.
Le flotteur, bariolé aux couleurs nationales, troue l'onde à
peine défaite de sa cuirasse glacée de février.
Il ne bouge pas. La campagne électorale n'a point réveillé
le poisson.
C'est l'air frais de chez moi qui vibre d'une cloche fugitive, en provenance
du village. Elle rassemble aujourd'hui plus de consommateurs en prêches
que de coutume. En jour d'élection, fortement imprégnés
de bavardages, les êtres humains n'ont aucune peine à passer
de l'église, du bistrot, jusqu'à l'isoloir. Ils y vont
ainsi qu'une couvée de canetons qui suivent la première
chose qui se meut à leur portée après l'éclosion.
Le citoyen trouve généralement sa protection auprès
d'un guide hâbleur, et cela dure toute sa vie, pour lui permettre
de changer l'élu (Konrad Lorenz n'avait point besoin de chercher
à le comprendre chez les palmipèdes, pour lesquels le
phénomène est d'ailleurs limité aux heures qui
suivent la naissance; ces êtres-là deviennent ensuite souverains).
" - Je peux ?
- S'il le faut, assieds-toi ! "
Prenant ce pouvoir, j'observe l'espace lumineux du flotteur indicateur
d'espoir, après trente cinq ans de votes inutiles et avec une
pipe usée sans soutien, depuis le temps qu'elle m'a déchaussé
les dents. Il ne reste plus que cette boîte à pêche
improvisée pour me supporter. A peine me suis-je soulevé
qu' elle se met à ressaisir sa langue de bois: " T'es pas
un citoyen ordinaire. Qu'est-ce que je vais devenir sans bulletins ?
- Je vais te laisser mes lignes, hameçons, leurres, amorces,
moulinet, avec des écailles et quelques duvets printaniers rescapés
de saules gris. Tu seras bien mieux ici qu'entourée de portraits
d'élus que tu as permis d'accrocher aux murs de la mairie. Appuyée
à la rive aquatique, tu n'auras que le souci de mes rêves.
Je te nettoierai de la vase, au besoin.
- C'est pas pour cela que tu m'as volée
"
M'attendant à ce reproche, je lui ai réservé mes
réponses, proscrites d'avance par mes concitoyens. L'urne se
tait, comme si elle comprenait la faveur que je lui fais.
" - Veux-tu que je donne mes raisons de forme, de fond, de principe
?
- Ha, je te vois venir..., abstentionniste !
- Moi ? On a le droit de ne pas voter si l'on y met une signification
civique. C'est même l'expression d'un devoir. Si un tel choix
n'est point normalisé, l'on est bien forcé de le comptabiliser.
Tous les citoyens de la nation ne font pas faute, ni erreur, ni oubli,
considérant la somme d'informations qui les aguiche, lorsqu'ils
ne se laissent plus attraper, autant que des gardons qui ne veulent
point mordre, se déconditionnant par accoutumance.
- Pour ma part, j'ai suivi mère pendant le sevrage et père
durant la misère. N'ai plus eu de maître après,
ni d'école, de confession, ou à penser. Chacun n'est point
libre d'en faire autant, s'il est contraint de suivre une éducation,
une soutane, un métier, un adjudant, un parti, une entreprise,
un emploi, une confortable respectabilité, et autres responsables
servitudes, pour gagner sa vie.
- T'as connu le sous-développement.
- Celui d'un hémisphère seulement, comme tous les habitants
de la Terre. Entre les deux, le corps calleux de mon cerveau ne fait
plus la frontière qui vérifie mes bagages d'émigrant,
ordres de soumission héréditaires et actes acquis par
formation. Je n'ai rien gardé de ce côté, pas
même mon travail.
- Comme tu vois, j'ai aussi pris le droit de ne plus participer à
des concours de pêche aux voix. Après avoir longtemps fait
mon devoir d'électeur, voté fidèlement pour des
candidats d'un parti dont aucun n'a jamais été élu,
mes appâts n'ont donc pas non plus été représentés.
Les amorces n'ayant point attiré, je n'ai pas pour autant été
remplir mon filet chez le poissonnier. Les idées,elles ne s'achètent
ni ne se gagnent. La seule fois où j'ai cru trouver à
élire un représentant selon ma patience, il le fut par
beaucoup au plus haut niveau de la nation, figure-toi.
- T'as dû être satisfait d'un coup, après tant d'années
où tu étais, en quelque sorte, mis hors la loi ?
- Ne m'a pas représenté.
- Les élus respectent la minorité vaincue de l'électorat,
défendent les choix de la majorité victorieuse. Et le
premier d'entre eux parle, à lui seul, au nom de tous les citoyens.
Y a pas mieux pour revendiquer le bien public, proposer des lois, faire
en sorte.
- C'est le Français ministré qui aime dire "faire
en sorte", lorsqu'il n'a rien à faire. ".
Mais je crois bien entendre résonner toutes sortes de voix à
mes oreilles - la mienne comprise - qui avaient bourré cette
urne, comme venant d'une enceinte acoustique, reproduire les sons de
leurs maîtres, qui me parviennent de droite et de gauche dans
la parfaite confusion stéréophonique. Combien sont-elles
qui prennent encore cela pour de la haute fidélité ? Tous
les disciples de Marx ont été trahis par électoralisme,
tout comme les apôtres l'avaient déjà été
dès la première mise en scène démocrate
chrétienne. C'est dans l'ordre des choses qui ne tiennent pas
de la raison mais à des intérêts.
L'urne a fait silence de ses voix défuntes. A moi de m'asseoir
sur elles. Va falloir diffuser la mienne, sur des ondes d'amplitude
suffisante pour former des vagues modulées en fréquences
courtes au possible. Et qu'importe leur équation passagère.
Celles des eaux, produites par le vent qui vient de se lever, sont tout
aussi renouvelables. Nous émettons à tour de rôle,
l'urne et moi. Elle quand je suis debout. Je m'assois et c'est mon tour
:
- Les électeurs sont conviés à passer devant
une table pour agréer des plans qu'ils n'ont point élaborés
à l'entour. Beaucoup de problèmes se créent alors
en dehors de leur avis et autant de solutions se constipent par de longues
assises. Le simple citoyen est consulté seulement pendant quelques
minutes, lors des élections, et à la façon dont
s'interroge un individu suspect; puis il est réduit au silence
pour longtemps, voire ignoré s'il ne commet pas un fait divers.
Cette consultation étrangle sa voix qui se serre à la
manière d'un noeud séparant du boudin. Entre temps, une
politique d'abattoir confectionne la charcuterie promise à la
consommation. Et tout ceci constitue un énorme travail de conditionnement,
de préparation au marché électoral; pour celui-ci
compte le nombre de veaux de ce pays, tous traités aux anabolisants
comme ceux en l'assiette (Et je ne fais que rapporter ce qu'un grand
Français a écrit dans le but "d'accroître l'individu
vivant"). Il va de soi qu'un scrutin est déjà clos
avant d'être enveloppé, ou connu avant d'être dépouillé,
ainsi que le nombre de saucisses que l'on peut mettre à l'étalage
après avoir éviscéré l'animal.
Dès l'instant où s'éloigne l'élection,
les élus vont évidemment se laver les mains pour pouvoir
faire autre chose que tenir leurs promesses. Le politicien attend que
le boudin soit digéré par ses électeurs pour pouvoir
aligner un bilan, c'est- à-dire un boyau vide et neuf à
remplir, à l'approche d'une prochaine campagne de cochonneries
(image de corruption).
Initialement le législateur fit que l'idiot du village pût
s'adapter au vote. La routine aidant, on s'aperçut de l'avantage
pour tous. La pratique fait que l'on n'ose pas le dire. Il m'est arrivé
- quand il me restait encore quelque illusion - de vouloir associer
des thèmes écologiques et économiques dans mes
choix électoraux. Mais comme la procédure étroite
du vote ne permet pas l'union des listes par l'électeur, lui
refuse toute intervention de rapprochement d'options, je me suis obligé
à voter rouge une fois et vert la suivante, comme d'autres alternent
le rouge et le bleu. Le drapeau national déchiré dans
le blanc, toujours royalement divisé, est irraccommodable pour
la fraternité. Le code électoral étant conservativement
sous-développé, le citoyen n'est pas appelé à
participer à la vie réelle, politique, économique
et sociale, mais est appelé à arbitrer un jeu marchand
qui lui reste étranger. Les règles d'un formalisme démocratique
lui interdisent toute velléité d'initiative personnelle
et réellement indépendante.Il lui est défendu d'être
blanc, d'écarter les bras, car, aussitôt, on lui cloue
les mains, on lui fait boire la lie. Etre roi est formellement interdit.
Alors la crétinisation finit par rassembler.
Le bureau de vote, c'est donc un tribunal sans instance sérieuse
qui condamne à la démission consciente, à la réclusion
volontaire. On nous juge au moyen de nos défauts, dont le plus
grand, peut-être, est de n'avoir de plaisir qu'à communiquer
dans un seul sens : donner pour ne pas devoir recevoir ou recevoir pour
n'avoir rien à donner. Comme d'offrir une chose à ceux
qui demandent autre chose. Ce que traduit
l'économie de marché : la vente enrichit, l'achat n'enrichit
pas. A l'aller, déjà, le bureau de votes n'est pas plus
ouvert pour les hommes qu'au retour vers toutes les portes fermées
sur leur cohabitude et leur cosolitude.Ces relations sociales-là
s'éclairent aux enseignes des rapports marchands. Toute quantité
électorale est le complément d'une quantité de
travail au service du profit. "
Ce monologue en ma tête pèse déjà sur le
couvercle de l'urne. Etant si bien assis, je poursuis :
" Pas plus qu'un nombre d'heures de travail n'a à s'approprier la valeur d'un produit, un nombre de voix ne devrait pouvoir déterminer
une raison. Il est navrant qu'une marchandise et un député
se valorisent de la sorte. C'est bien ainsi que le suffrage universel
a pris la forme d'un marché particulier, à la façon
d'un signe se substituant à la chose désignée,
d'une monnaie spéculative prenant la place du travail ou de son
produit. Qu'une idée, qu'un citoyen, gagne ou perde en mérite
exclusivement par la grâce d'un rassemblement numérique
quelconque - majoritaire ou minoritaire, qu'importe -, voilà
qui constitue une convention de caractère prélogique,
non !? Car la base majoritaire et d'opinions confondues est dès
lors dirigée, post-électoralement, par un sommet minoritaire.
Et la moindre association de pêche peut même déjà
être imbue de quelque prérogative tutélaire, simplement
du fait d'une présidence abusivement sortie d'un suffrage. Une
telle subordination représentative se renforce à mesure
que l'on monte vers la raison d'Etat, par subrogation hiérarchique
de raisons personnelles. "
Je me suis soulevé juste un peu par-dessus l'urne et aussitôt
des voix s'échappent de dedans :
" - Tu bouscules des principes républicains. Tu te détaches
des lois constitutionnelles. Tu portes atteinte à la démocratie.
"
Je réponds : " Non ! ...Ce sont ces principes qui se sont
séparés de nous, citoyens, et ce sont ces lois qui se
retournent maintenant contre vous ! Nous élisons notre propre
démission, notre irresponsabilisation, par la représentation,
avec cette démocratie-là ! Car ce devoir constitue un
substitut de droit, à donner du pouvoir, non à le déléguer.
Et ce que l'on fait alors se rend visible sans se voir; et ce que je
dis ainsi s'écoute sans s'entendre.
Les demeures institutionnelles renferment une bureaucratie dite démocratique
et qui se caractérise par un formalisme écrit, une manipulation
d'argent accumulé, partout, dans leur fondation législative,
studieuse, parlementaire, gouvernementale. La constitution nationale
s'ébranle. De l'école laïque à la justice,
tous les corps de sécurité se gardent à présent
de la nation, tiennent à des privilèges de vaincus,au
retour de guerre et de bataille perdues, sur des champs de tranchées
et d'idées rangées. L'on commémore ceux qui y sont
tombés, l'on ne suit plus ceux qui osent encore se lever. Les
puissants font dans la terreur et communiquent leur peur.
Et quels pères pourraient se relever pour défendre la
vénalisation de leurs fils ? Pas même un communard. La
lueur bleue d'un pouvoir démocratique a soufflé la flamme
rouge de la lutte des classes. Plus rien ne flambe sous la République,
car tout est consumé, américanisé.
Non, citoyens, la démocratie bourgeoise ne peut pas représenter
des lois égalitaires, une raison impersonnelle, des droits universels.
La déclaration formelle des droits de l'homme est inapplicable,
tant que dureront des devoirs asservissants. Ce qui est grave, c'est
que la volonté humaine fuit devant le désir de l'érection
marchande, telle une femme que l'on viole. La démocratie électorale
n'est qu'antichambre du capitalisme.
L'on n'a pas trouvé mieux que de donner tort à un seul
quand il a raison contre tous, ou, de mettre tous en tort d'avoir raison
contre un seul. C'est ce que l'on appelle démocratie dans un
cas, dictature dans l'autre, partant de la même procédure.
Ce qui explique pourquoi les citoyens s'arrêtent partout en cours
de route, tombent dans les fossés, n'arrivent nulle part à
proclamer un ordre de raison. Car la liberté de tout dire pour
ne pas être entendu n'est point la liberté; la démocratie
laissant tout entendre pour ne rien faire n'est pas la démocratie
: elles cachent quelque chose. Ce ne sont que tableaux de faussaires..."
Une touche franche apparaît sur l'écran liquide de l'étang.
En me levant pour empoigner la canne à pêche, les quelques
voix qui se contiennent dans l'urne m'interpellent :
" - Pourquoi continuer de boire néanmoins à la fontaine
du suffrage universel ?
- A cet abreuvoir, faudrait-il dire, dont les eaux sont chargées
d'acide politique, de nitrate économique, d'agents commerciaux
toxiques. Une sélénique clarté trompe les électeurs.
Ils ne s'étonnent pas de voter en un isoloir. Ils ne savent que
vivre derrière la Lune. Mais ils émigrent peu à
peu sur la face visible, par abstention.
" Tous doivent se prendre pour des canes domestiques et pondre
des oeufs en argent, partout où ils travaillent, réalisent,
vivent, mangent, désirent; et, barbotant dans la cour des saletés
marchandes, leurs ailes atrophiées les empêchent de voler
comme les sauvages. La liberté vaut pourtant un coup de feu !
"
Je me lève. Plus une voix ne se fait entendre. Silence de toutes
parts. Une troupe de canards - des vrais - imprégnés de
méfiance se tient au large. Je ne leur ai pourtant rien fait,
jamais, comme je ne demande à personne de me suivre. Suis d'ailleurs
tout seul face à ce miroir à réflexion, en ce jour
d'élection. Il faut être une perche pour mordre à
mon ver de terre. J'ai rejeté le poisson à l'eau, avec
le lombric. Personne aux alentours, si ce n'est un bruit d'avion de
guerre crevant l'espace. Autrement, ici, d'habitude, c'est le temps
qui rebrousse son vol vers des rives d'autrefois.
Qu'a-t-on acquis sans dégrader quelque chose ? Le nylon de ma
ligne ne contient plus le sauvage plaisir du crin de cheval. Le roseau
a été remplacé par de la fibre de carbone qui s'électrifie,
tenue en mains. Ma chemise vibre autant que cette canne à pêche,
faute de coton parmi ses fils. Par-dessus une couche de plusieurs siècles
d'alluvions apportées en des pots de terre, il y a derrière
moi un sol plastifié et mégoteux déjà aussi
épais, de quelques années à peine. Mais cette strate
civilisée m'enregistre également, aujourd'hui, et elle
témoignera de ce que je pense. Nul autre ne pouvant m'entendre,
je parle à haute voix :
" Enfoncées comme tuteurs au pied de la révolution
française, la liberté et l'idée de démocratie
sont écrasées par l'arbre qui a grossi d'affaires véreuses.
La soif de lumière les a rendues artificielles, la faim de sève
les a rendues remontantes. Elles ont la vertu de prolonger une économie
caduque. Elles ont permis de fonder une entreprise de béquilles,
à capitaux et responsabilité anonymes, pour soutenir des
handicapés - vous et moi - nés à la suite de cette
révolution avortée qui a contaminé le monde. L'inadmissible
est admis, le surplus rime avec plus-value et le boniment verbal avec
vénal. Il est techniquement impossible qu'une opposition sérieuse
et avertie - s'il en reste une encore - puisse inquiéter électoralement
le marché des grosses légumes, même pas en vendant
son âme pour un quinquennat de pouvoir. Avis aux partis, des écologistes
aux communistes, qui se figurent cette démocratie impartiale.
Ils perdent leur identité en croyant se servir des élections
comme escalier montant; et c'est à coup sûr qu'ils descendent
les marches en reculant. Même la victoire rendue comptable des
bulletins de vote de tout un peuple, n'affirmerait pas un idéal.
Car les citoyens ont en mains des clés truquées qui ne
déverrouillent aucun coffre de ce monde, n'ouvrent point la porte
à leur liberté. Des voix réunies en force ne peuvent
faire le compte d'une panacée, ne sont jamais suffisantes pour
jouer gagnantes. Elles ne sont que pions... "
Des suffrages frappeurs se manifestent à présent dans
la boîte. Je soulève le couvercle pour ne rien voir. Le
vide est rempli de choses non dites. Y aurait-il d'autres voix restées
inexprimées, non comptées, non passées au dépouillement,
comme la mienne aujourd'hui ? Je referme l'urne sur tous les "a
voté !". Elle ne redonne plus signe de vie à ses
voix. Je mets le pied dessus cette fois et ne les laisserai pas tranquilles
avant que tout soit dit :
" Non, citoyens, le mode d'élection et de représentation
en usage n'est pas l'expression de la démocratie, de la raison,
de la liberté des hommes. Il n'est que le cérémonial
de rapports de forces et d'intérêts qui permettent la sélection
artificielle d'un pouvoir. D'immanence, la société humaine
cultive l'individu qui tourne son visage telle une petite pensée
vers qui s'occupe d'elle. Les jardins de curé en savent quelque
chose.L'électeur ne fleurit plus par amour, et pas encore par
raison, et se détourne ainsi de la vérité. Les
élus,s'ils sont lucides ou avertis, aussi en savent quelque chose.
La botanique élective légitime la propriété
sans partage et n'amène pas l'homme à s'humaniser. S'appuyant
sur la crédulité, laquelle est inhérente à
la masse, on réalise seulement aujourd'hui la récolte
du grain semé pendant des siècles de christianisation
: la moisson rapporte des couronnes d'épines ayant mûri.
Chacun peut endurer la souffrance de l'autre mais ne rien ressentir.
Ce n'est là que le progrès d'un état d'aliénation
historique et général du produit par son travail, de l'esprit
par sa parole, et des idées par des suffrages abstraits.
" Oui, le résultat d'un scrutin, qu'il soit minuscule ou
majoritaire, repose sur le critère exclusif du quantum. Ce n'est
point un jugement de valeur authentique qui sort des urnes, ce n'est
qu'une sanction statistique de substance hétérogène.
De sorte que les sondages d'opinion à l'américaine pourraient
se passer des élections d'origine française, tout comme
un coup de force de la CIA peut se prévaloir de la démocratie.
L'alternative, démocratie ou dictature, traduit la seule différence
de régime d'une économie capitaliste mondialement identique.
Et qu'importe alors l'exercice et l'emploi, la manière ou l'usage,
quoi que l'on fasse et dise, le pouvoir qui est pris de force ou de
ruse représente ce système. La forme démocratique
en est l'émanation, l'affirmation, tel qu'un prix exprime par
substitut une valeur. A la façon d'une étiquette sur
un chou, le prix de la liberté représente en réalité
sa négation.
La valeur des choses n'est qu'en elles-mêmes et la confondre
avec leur crédibilité implique des choses extérieures,
faussant l'intrinsèque. Toute valeur ainsi altérée
devient généralement marchande, par des critères
de quantification. "
Je philosophe de plus en plus, certain de ne pas être entendu,
ni compris de si tôt. L'eau de l'étang est mon miroir,
la seule mémoire. Je poursuis en m'écoutant :
" Un quantum n'est pas, en soi, suffisant pour faire une valeur.
Un suffrage majoritaire ne fait qu'un rapport de forces avec un suffrage
minoritaire. Il ne se dégage d'aucune de ces deux quantités
de la qualité. L'unité est seule porteuse de raison -
comme d'amour. La création, la nouveauté, le devenir,
sont toujours uniques.Toute personne humaine est cet être seul.
Comme Dieu.
Rassemblés, les hommes passent de la lutte pour la vie à
la confrontation en vue de la mort. L'apparente démocratie en
vigueur est la dernière arme psychologique de la fin de nos civilisations
quantiques. Que le grand nombre divisé en groupes triomphe de
l'unité ou que l'unité et le groupe sortent victorieux
du grand nombre : il y a lutte fratricide, il y a jeu stupide, il y
a échange de coups payés. Un marché ! Cela n'est
ni sérieux ni digne d'une civilisation nantie de science et
de technique. Et dans ces conditions, rien d'étonnant que toute
défense expose un alibi, toute offensive une vanité.
Le profit politique sort de l'urne comme le profit vénal d'une
caisse : par la grâce d'un jeu d'exploitation de quanta de travail,
d'offres et de demandes, d'argent, de suffrages.
Aucune de ces quantités ne génère de la valeur,
de la qualité, de l'équité. Elles ne forment
que des longueurs d'onde à la puissance aveugle, où la
bonne proportion ne vaut ni plus ni moins que rien et ne fait qu'une
fausse mesure. Il est, certes, plus facile de moduler un tronc de bêtises
à une majorité qu'un rameau de raison à une minorité,
mais ni l'amplitude ni la fréquence d'un suffrage exprimé
ne changent le fond des choses.
J'entends un frémissement de branches... Est-ce le Malin, rassembleur
du nombre, ou est-ce Dieu redresseur de chacun ? Car plus rien ne m'étonne.
Tout peut arriver. Même mon soliloque peut se dédoubler,
finir par se multiplier. Je continue :
" Les problèmes que se créent les hommes ne se résolvent
point par la comptabilité électorale, encore moins avec
l'électronique interposée, parce qu'aucun résultat
quantitatif ne se transforme de la sorte en représentation qualifiée,
ou en facteur de qualité. Cela devrait se voir, depuis que le
capitalisme exploite malignement la physique quantique qui ne s'exerce
pourtant pas dans notre monde macroscopique. Les micro-processeurs d'ordinateur
qui traitent des bits en gigaoctets n'inspirent pas les entreprises
à augmenter des salaires mais servent à les diminuer.
Si l'humanité veut instaurer la nuit et continuer d'interroger
des aveugles, avec tous les produits du marché s'offrant publicitairement
à leur demande, alors te voilà mal parti, petit enfant
qui vient de voir le jour...
La parole, le langage, avec les autres signes des choses, tels que
les images, la monnaie, forment système de signalisation abstrait
de rapports de production, d'échange et de communication. Le
mode démocratique des relations humaines reflète le mode
des échanges économiques. L'habit fait le moine, à
un détail près : l'on croit qu'il ne le fait pas. On a
répandu l'idée que l'ordre existentiel s'ajustait à
l'ordre mental - mais qui dispose de l'ordre mental ?Car l'on ne sait
plus trop ce qu'est l'image et ce qu'est le vrai, faire la distinction
du réel derrière le virtuel. Le travail semble avoir fait
main basse sur son ouvrage (par identification), depuis trop longtemps,
pour que l'argent puisse manipuler ce dernier (en tant que marchandise)
et pour qu'une démocratie puisse assurer l'argent. Si l'oeuvre
des hommes représente le miroir en lequel ils s'admirent, le
reflet n'est encore point redressé en retour, entre l'entrée
et la sortie de leur réflexion. Tout est à l'envers. Il
en est ainsi de la construction d'un monde parti avec plein de fausses
valeurs en tête, où l'on continue d'aller au turbin pour
arriver à la casse. Et cela sans en comprendre la cause, ni en
chercher le sens. Les économistes s'en prennent aux seuls effets
et les politiciens aux seules conséquences . Ainsi quand les
médecins ne soignent que des symptômes, les guérisseurs
augmentent le mal qui reste. Ce monde souffre toujours de faux diagnostics, de crises phénoménales. Et... il n'y a pas de raison
pour que cela s'arrête... "
C'est à cet instant précis qu'une voix singulière,
toujours absente des élections, comme d'ailleurs de partout,
se présente distinctement devant moi : saint Pierre en personne,
marchant sur les eaux. Il ne manquait plus que lui, me dis-je. Je n'ai
pourtant pas voulu l'appeler à la rescousse. Mon coeur bat néanmoins
d'une aussi grosse prise. Faut bien croire ses yeux, cette fois-ci.
Je l'écoute et vois, oh surprise ! qu'il pense comme moi, me
répète :
" - Non, il n'y a pas de raison...", et d'ajouter ceci :
" Si vous n'aviez pas, hommes, normalisé un capital par
identification à une mesure du travail, à une offre de
vente, à une spéculation enrichissante, et requis l'intérêt
par le nombre d'êtres dans le besoin sur cette Terre, en donnant
de la valeur marchande aux produits, services et biens, aux écrits
et aux paroles, il ne vous viendrait pas même à l'idée
d'employer la guerre psychologique pour arriver à les produire,
de recourir à la guerre économique pour arriver à
les vendre, ou de toujours préparer la guerre physique pour arriver
à les consommer.
Que l'oeuvre matérielle et spirituelle de l'humanité
brille de sa seule et vraie valeur ! Il faut la libérer de la
valeur marchande qui prend sa place, obscurcit les échanges,
tel un astre de massive gravité. Alors tout deviendra clair,
et plus besoin de pape, et autre dirigeant qui, tous, exercent un malin
pouvoir. Car moi, je n'en ai aucun."
"- Moi non plus, saint Pierre, " ai-je proféré
dans mon humble solitude.
Je n'ai pas le temps de lui faire redire ce qu'il a dit là de
non-pareil, que déjà il disparaît dans l'azur, derrière
un nuage allégorique qui s'annonce à son tour à
l'horizon. Un coup de vent impromptu fouette l'étang et j'aperçois
au loin une aire d'eau qui joue à la toupie. Près de moi,
des feuilles mortes attardées se cherchent hâtivement un
recoin avant de reprendre vie. Leurs ramures familières les suivent
des yeux qui pointent déjà de sève vernale.
Les eaux, les terres, des pousses, des taupes, et certains de vous,
de nous, tendent pareillement leurs vagues, leurs mottes, leurs nez,
leurs regards, au ciel de ce jour. Le seize mars mille neuf cent quatre-vingt
six.
" Que d'innocents... Il faut que je rentre. "
Après avoir rempli la boîte à pêche électorale
de mes quelques outils de pêcheur bredouille, et en m'apprêtant
à la recouvrir de son couvercle, j'entends venir du fond une
ultime petite voix suave, inespérée, de femme :
" Attends ! Ne ferme pas. Y a encore des choses à dire
"
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